La connexion comptabilité / fiscalité, à la fois simple et complexe, est-elle pérenne ?

, par Pascale Revault

Un lien étroit entre la comptabilité et la fiscalité française existe depuis bientôt un siècle et a résisté jusque là aux bouleversements profonds entraînés par la prégnance mondiale des normes IFRS sur les comptes des entreprises.

Notre système comptable est traditionnellement considéré comme relevant d’une approche macro-économique, doublée d’une forte inspiration fiscale (C. Nobes, 1983) et la relation forte existant entre comptabilité et fiscalité, qui a plusieurs raisons d’être, se traduit souvent de manière complexe dans le quotidien de nos entreprises. Cependant, l’évolution du droit comptable français s’est accélérée depuis la mise en place du nouveau plan comptable (règlement CRC 99-03) et la convergence du PCG vers les normes internationales se réalise de manière incontournable, ce qui bouleverse les traitements comptable et fiscal. La question se pose alors de savoir si cette connexion comptabilité/fiscalité, telle qu’elle existe aujourd’hui, est durable.

Dans le cadre de ce développement, nous montrerons que la connexion comptabilité/fiscalité est, dans un premier temps, à la fois simple et complexe mais, en second lieu, qu’elle est souvent déconnectée de la réalité économique ce qui soulève des interrogations quant à son caractère pérenne. En limitant la réflexion à l’établissement des comptes sociaux, cette étude sera illustrée par des références, principalement à l’impôt sur les sociétés, et à la taxe sur la valeur ajoutée.

 I- La connexion comptabilité/fiscalité est à la fois simple et complexe

Cette connexion apparaît comme simple car évidente, puisqu’elle relève de règles comptables et fiscales mais comporte également une dimension politique et économique. Néanmoins, elle s’avère complexe car ambivalente puisque les règles comptables impactent la fiscalité et, a contrario, les règles fiscales impactent la comptabilité.

La connexion comptabilité/fiscalité est simple car évidente

Une relation historique, clairement définie par les règles comptables et fiscales

Trois étapes importantes nous semblent représentatives du lien qui s’est tissé entre la comptabilité et la fiscalité, en France.

Tout d’abord, ce lien étroit date, selon Chadefaux et Rossignol [1], de la loi du 31 juillet 1917 stipulant qu’ « il est établi un impôt annuel sur les bénéfices des professions commerciales et industrielles réalisés pendant l’année précédente ou dans la période de douze mois dont les résultats auront servi à l’établissement du dernier bilan, lorsque cette période ne coïncide pas avec l’année civile ».

L’impôt sur le bénéfice des entreprises est donc né au début du vingtième siècle mais il faut ensuite attendre une soixantaine d’années avant que l’administration fiscale précise la notion de bénéfice imposable : « le bénéfice imposable est le bénéfice net, déterminé d’après les résultats d’ensemble des opérations de toute nature effectuées par les entreprises, y compris notamment les cessions d’éléments quelconques de l’actif, soit en cours, soit en fin d’exploitation ». Avec cet article 38-1 du code général des impôts, l’assiette imposable s’élargit aux éléments qui ne relèvent pas de l’exploitation, comme les cessions d’éléments d’actif. La notion de bénéfice net est ensuite affinée dans le second paragraphe du même article [2], et concerne particulièrement les entreprises individuelles.

Enfin en 1984, l’article 38 quater du code général des impôts, annexe 3, présente sans ambiguïté la relation étroite entre comptabilité et fiscalité :« Les entreprises doivent respecter les définitions édictées par le plan comptable général, sous réserve que celles-ci ne soient pas incompatibles avec les règles applicables pour l’assiette de l’impôt. » Ainsi, sur un plan pratique, l’impôt sur les bénéfices est calculé sur la base des renseignements fournis dans la liasse fiscale renseignée annuellement par les entreprises. Cette liasse fiscale comprend différents documents comptables dont le bilan et le compte de résultat et ceux-ci doivent être établis suivant les règles comptables en vigueur. Les règles comptables sont quant à elles précisées dans le plan comptable français et concernent les entités soumises à l’obligation légale d’établir des comptes annuels comprenant le bilan, le compte de résultat et une annexe", article 110-1 du PCG.

Une relation bien évidemment plus large, avec une dimension politique et économique

L’Etat intervient dans la normalisation comptable puisque les règles comptables s’appliquant aux comptes sociaux sont édictées en France par l’Autorité des Normes Comptables qui remplace, depuis janvier 2009, le Comité de Réglementation Comptable et le Conseil National de la Comptabilité, puis elles sont homologuées par un arrêté ministériel. Deux députés, D. BAERT et G. YANNO, auteurs d’un rapport relatif aux « enjeux des nouvelles normes comptables », au nom de la Commission des finances, de l’économie générale et du plan de l’Assemblée Nationale, se sont exprimés en ces termes lors de la séance de la Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire du 10 mars 2009. Le premier soulignait qu’ « il est faux de voir dans les normes comptables une simple matière technique ; celles-ci ont une dimension politique essentielle » et le second précisait que « rien ne dit qu’un gouvernement ne verra pas dans les règles comptables un outil discret pour modifier l’assiette fiscale ». Ces propos confirment bien que la connexion existant entre comptabilité et fiscalité est élargie, intégrant les décisions politiques de l’Etat, partie prenante essentielle.

Les règles fiscales impactant les entreprises trouvent leur origine dans les lois de finances votées annuellement, celles-ci reflétant les grandes orientations budgétaires de l’Etat.

« La fiscalité est un puissant instrument de régulation économique capable d’influencer la consommation, d’encourager l’épargne ou d’orienter le mode d’organisation et de production des entreprises », c’est ainsi que débute la présentation d’une page consacrée à la fiscalité sur le portail du Ministère du Budget, des Comptes publics, de la Fonction publique et de la Réforme de l’État [3]. L’impôt est bien évidemment indispensable car il contribue à alimenter les ressources budgétaires de l’Etat afin de couvrir les dépenses publiques. Son évidente nécessité a été précisée dans l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable ».

Presque deux siècles plus tard, en 1958, l’article 34 de la Constitution française stipule que « La loi fixe les règles concernant l’assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toutes natures ». Ainsi, de manière succincte, le Parlement, qui représente le pouvoir législatif, vote les lois fiscales alors que le pouvoir exécutif n’intervient que pour préciser la loi avec des arrêtés, décrets et règlements. Chaque année N est votée la loi de finances initiale applicable l’année suivante N+1 puis, au cours de l’année N+1, sont également votées des lois de finances rectificatives qui modifient les dispositions de la loi de finances initiale. Enfin, la loi de règlement arrête définitivement les dépenses et les recettes budgétaires. Tout récemment, le 29 décembre 2010, vient d’être votée la loi de finances initiale pour 2011 (loi 2010-1657) et le même jour paraissait la dernière des quatre lois de finances rectificatives pour l’année 2010 [4].

En tant que variable d’ajustement budgétaire, les mesures fiscales permettent au gouvernement de réaliser certains objectifs économiques et sociaux et entraînent de nombreuses répercussions sur les entreprises. Ainsi, nous pourrions évoquer une relation tripartite comptabilité / fiscalité / économie, les décisions de gestion des entreprises impactant leurs comptes annuels et, par répercussion, les recettes fiscales de l’Etat influencent en conséquence les grandes orientations économiques. Or, les décisions relevant des politiques économiques se traduisent à leur tour en mesures fiscales, se répercutant alors sur les comptes des entreprises. Des mesures incitatrices servent en effet à orienter les investissements des entreprises comme la possibilité de pratiquer des amortissements exceptionnels pour les logiciels ou matériels antibruit ou antipollution, ou bien l’existence de crédits d’impôt recherche. D’autres sont destinées à favoriser l’embauche ainsi que le développement des entreprises en général ou d’un secteur d’activité en particulier, ce qui est le cas de la TVA à 5.5 % pour ce qui concerne les travaux sur immeubles achevés depuis plus de deux ans ou bien de l’abaissement du taux de TVA de 19,6 % à 5.5 % pour la restauration [5].

Nous venons donc de voir que, de manière très simple, la relation entre la comptabilité et la fiscalité reposait sur des textes fiscaux et comptables et qu’elle relevait d’une dimension politique mais en fait, cette relation est plus complexe qu’il n’y paraît.

La connexion comptabilité/fiscalité est complexe car ambivalente

Les règles comptables impactent la fiscalité

De toute évidence, l’assiette d’imposition sur le bénéfice reposant sur le bénéfice net de l’entreprise, les traitements comptables entraînent des conséquences sur le calcul de l’impôt et, de cause à effet, sur les recettes fiscales de l’Etat. Rappelons que, si l’article 38-1 du code général des impôts stipule que le bénéfice net est le bénéfice imposable, l’article 38 quater précise ensuite que les entreprises doivent respecter les règles édictées par le plan comptable général.

Les règles fiscales impactent la comptabilité

Les entreprises ont la possibilité d’utiliser certaines options fiscales qui viendront modifier la présentation de leurs comptes annuels. Elles peuvent notamment profiter d’amortissements exceptionnels concernant certains biens, qui donnent lieu à des écritures dérogatoires en comptabilité, sans effet sur le résultat courant mais seulement sur le résultat exceptionnel et qui, en apparaissant dans les capitaux propres, permettront aux utilisateurs de l’information financière, d’être avertis du recours à ces mesures.

L’assiette fiscale de l’impôt sur les sociétés est, certes, basée sur le résultat fiscal déterminé à partir du résultat comptable, mais après prises en compte de nombreuses déductions et réintégrations extra comptables mentionnées sur l’imprimé fiscal 2058-A. Les déductions fiscales portent notamment sur des produits qui vont être imposés séparément comme certains revenus de capitaux mobiliers ou bien les plus-values nettes à long terme. Les réintégrations concernent par exemple des gains qui n’ont pas été comptabilisés en produits mais que l’administration fiscale considère comme étant imposables. Ces réintégrations visent plus particulièrement des charges qui ont été comptabilisées, mais dont l’administration fiscale n’admet pas la déductibilité comme les dépenses somptuaires, les jetons de présence d’un montant excessif versés aux administrateurs d’une société anonyme, des provisions sans objet, ou bien des amortissements exagérés qui donnent lieu, dans le cas des véhicules de tourisme, au calcul d’amortissements excédentaires.

Voici un exemple très simple qui permettra au lecteur moins averti en matière fiscale de bien comprendre les incidences des réintégrations et déductions fiscales. Prenons le cas de deux entreprises ayant comptabilisé chacune des produits pour un montant de 15 :

E1 E2
Produits comptabilisés 15 15
- Charges comptabilisées 8 10
= Résultat comptable 7 5
+ Réintégrations 5 10
- Déductions 3 3
= Résultat fiscal 9 12

Si le seul résultat comptable était la base de calcul de l’impôt sur les bénéfices, l’entreprise E1 paierait donc plus d’impôt. On imagine alors combien une entreprise pourrait avoir intérêt à gonfler arbitrairement certaines charges, comme les amortissements, provisions et dépréciations qui n’ont pas d’incidence sur la trésorerie mais qui lui permettraient de diminuer son résultat donc de payer moins d’impôts. Ces charges, encore appelées charges non décaissées ou charges calculées, n’entraînent pas de sorties de fonds et sont d’ailleurs particulièrement surveillées par l’administration fiscale.

Mais, l’administration impose des réintégrations et déductions fiscales qui impactent de manière importante le résultat comptable et l’impôt étant calculé sur le résultat fiscal, nous voyons ici que l’entreprise E2 est, au final, celle qui paie plus d’impôt.

Enfin, dans les sociétés soumises à l’impôt sur les sociétés, l’impôt sera ensuite comptabilisé en charge et affecte alors le résultat de l’exercice. Le résultat comptable avant impôt permet donc de déterminer de manière extra comptable le résultat fiscal qui sert de base à l’impôt, puis l’impôt est ensuite comptabilisé en charge et l’on obtient alors un nouveau résultat après impôt, encore appelé résultat net de l’exercice. La comptabilité est donc impactée par le calcul de l’impôt lui-même.

A priori simple au départ, cette connexion comptabilité/fiscalité s’avère donc complexe. Nous allons maintenant aborder les problèmes inhérents à l’application des textes fiscaux au sein des entreprises et nous interroger quant à la pérennité de cette étroite relation.

 II) La connexion comptabilité/fiscalité, qui pose problème, est-elle pérenne ?

Cette connexion comptabilité/fiscalité pose des problèmes d’adaptation aux entreprises et engendre des coûts de traitement supplémentaires, car les règles fiscales sont parfois déconnectées de la réalité économique. Le comptable doit réaliser un travail extrêmement contraignant et pointu en matière de veille fiscale, accompagné en général d’un travail de paramétrage des logiciels afin d’adapter les traitements comptables aux règles fiscales. Plus récemment, l’introduction des normes IFRS dans la comptabilité soulève de nouvelles interrogations et a accentué les divergences existant entre les règles comptables et les règles fiscales, ce qui nous amène à nous demander si cette connexion peut se maintenir telle quelle de manière durable.

Les règles fiscales sont parfois déconnectées de la réalité économique et comptable

La complexité des règles fiscales et des traitements comptables induits entraîne des problèmes organisationnels

L’application de la TVA, présentée comme un impôt neutre pour les entreprises, allonge en réalité les travaux préparatoires aux traitements comptables et accroît donc les coûts de traitement. D’une part, les textes fiscaux sont souvent obscurs et difficiles à comprendre, certains articles du code général des impôts étant même ubuesques, tel l’article 279 du CGI concernant la TVA sur la fourniture de logement que nous vous invitons à découvrir en note bas de page [6]. D’autre part, la nature des opérations réalisées par les entreprises implique des variantes dans les enregistrements comptables. Par exemple, les entreprises réalisant à la fois des livraisons de biens et des prestations de services ne peuvent pas comptabiliser de la même manière leurs opérations de vente car les règles fiscales relatives à l’exigibilité sont différentes. L’administration fiscale autorise cependant les entreprises, pour ce qui concerne les prestations de services, à opter pour le paiement de la TVA d’après les débits, ce qui leur permet de rapprocher le traitement comptable de celui des livraisons de biens. Enfin, les règles fiscales entraînent parfois des régularisations qui compliquent les travaux comptables, c’est le cas pour les reversements ou les compléments de déduction de TVA lors des cessions de certaines immobilisations. Toutes ces contraintes fiscales accroissent et complexifient ainsi largement le travail des comptables.

Afin de faciliter les traitements comptables et d’établir les états de synthèse nécessaires à une bonne information comptable et fiscale, les entreprises, petites et grandes, utilisent des logiciels ou progiciels de gestion. L’instruction BO 13 L-2-8 apporte des précisions sur le contrôle des systèmes comptables informatisés et la dématérialisation des écritures comptables et rappelle également quelles sont les obligations en matière de conservation des documents, conformément au livre des procédures fiscales, article L. 102 B. Les entreprises doivent donc présenter des comptes dans le respect des normes fiscales or, « quelle que soit l’organisation de son système d’information comptable, c’est l’entreprise qui est responsable vis-à-vis de l’administration lors d’un contrôle fiscal » [7]. Afin de choisir des logiciels répondant aux exigences de l’administration fiscale en cas de contrôle, les entreprises ont peut-être intérêt à se doter de logiciels bénéficiant de la certification NF 203 »logiciel comptabilité informatisée", créée en janvier 2006. Les professionnels sont en effet désireux de s’appuyer sur des outils fiables, afin de respecter les exigences de l’administration fiscale.

Les règles fiscales changent fréquemment et imposent une veille fiscale constante et de qualité

Non seulement le comptable doit veiller à appliquer la législation en vigueur mais il doit surtout chercher une information sans faille. Deux nouvelles modifications introduites par la loi de finances 2011, l’une portant sur les véhicules de tourisme, l’autre sur l’imposition forfaitaire annuelle, semblent représentatives de cette problématique.

Les mesures fiscales sont parfois applicables avec effet rétroactif, c’est le cas pour la dernière réglementation sur les véhicules de tourisme intégrant une nouvelle catégorie de véhicule. Cette règlementation vient en effet d’être modifiée pour faire suite à la directive européenne 2007/46/CE, transposée en France le 1er mai 2009, et combler le vide juridique existant jusqu’ici. Ainsi, à compter du 1er octobre 2010, « les véhicules homologués »N1« qui sont destinés au transport de personnes tombent sous le coup de la limitation de l’amortissement des véhicules » [8] et cette catégorie de véhicules sera également soumise à la taxe sur les véhicules des sociétés à compter de la même date. Les entreprises concernées par cette mesure ont donc pour obligation de l’appliquer rétroactivement.

Les professionnels doivent, à défaut de lire les textes de loi dès leur parution, être très attentifs à la qualité des informations à leur disposition car il arrive régulièrement que des mesures annoncées soient annulées ou reportées. Signalons de manière anecdotique que l’administration elle-même a du mal à s’adapter à ces évolutions trop rapides. Ainsi, la suppression de l’imposition forfaitaire annuelle a été reportée à 2014 [9] selon la loi de finances du 29 décembre 2010 or, le site officiel impots.gouv.fr du Ministère du Budget, des Comptes publics, de la Fonction publique et de la Réforme de l’État, a été mis à jour presque deux mois après le vote de cette loi. Le 21 février 2011, nous trouvions encore sur une page d’information du site concernant l’IFA, l’annonce de sa suppression pour 2011 (voir extrait du site en fin d’article).

Les (trop) nombreuses mesures dérogatoires et options fiscales posent des problèmes de lisibilité et nécessitent l’intervention de spécialistes

Les entreprises cherchent a priori à optimiser les choix fiscaux soit pour minorer l’impôt, en recourant aux niches fiscales soit, paradoxalement, pour présenter un résultat bénéficiaire et donc payer un impôt afin de sauvegarder leur image auprès des tiers, notamment les investisseurs. Or le comptable n’est pas toujours un fiscaliste averti et peine parfois à faire le bon choix. D. Migaud estime que « davantage que les grandes entreprises qui bénéficient de la taille critique nécessaire pour disposer de spécialistes du domaine fiscal, les très petites entreprises (TPE) et les PME ont parfois recours à des régimes ou mesures dérogatoires sans que ces derniers soient fiscalement les plus intéressants pour eux : elles opèrent fréquemment un arbitrage entre simplicité et optimisation de la charge liée aux prélèvements obligatoires. » [10]

Les entreprises peuvent utiliser certaines options fiscales dont les incidences vont apparaître dans les comptes annuels. Tous ces choix doivent bien évidemment respecter la loi et, rappelons que si certaines opérations sont illégales, l’administration fiscale peut s’appuyer sur la théorie de l’abus de droit ou de l’acte anormal de gestion [11]. Ainsi, devant la multitude de règles fiscales et, parfois, leur complexité, les entreprises ont de plus en plus besoin de spécialistes soit en interne soit en faisant appel à des prestataires externes. Elles ne parviennent pas toujours à assurer la veille fiscale pour appliquer les textes en vigueur mais ont surtout besoin de conseils en matière d’optimisation fiscale, dans le respect de la règlementation. Les cabinets comptables ne s’y sont d’ailleurs pas trompés puisqu’ils sont nombreux à proposer leurs conseils dans ce domaine.

La profusion et les modifications trop fréquentes de règles fiscales induisent donc des coûts de traitement comptable supplémentaires d’autant que les nouvelles normes comptables ont encore complexifié la relation entre comptabilité et fiscalité.

L’harmonisation comptable internationale perturbe cette étroite connexion

Si notre système comptable est à rapprocher des systèmes allemand ou espagnol, il est éloigné des modèles anglo-saxons dont se sont inspirées les normes IFRS [12]. Dans les modèles anglo-saxons, le gouvernement d’entreprise et les décisions micro-économiques prises dans l’intérêt des actionnaires, priment plus que les orientations macro-économiques de l’Etat. Les entreprises sont, certes, tenues de respecter des règles fiscales mais celles-ci n’impactent pas la comptabilité des entreprises de manière aussi importante qu’en France. Peter WALTON [13] précise notamment qu’en Grande-Bretagne le résultat fiscal sert également de base pour l’assiette d’imposition mais, par exemple, « les dotations aux amortissements sont réintégrées dans le bénéfice, auquel on soustrait les amortissements autorisés par la loi de finances en vigueur ». Ce système paraît plus souple puisque l’incidence des lois de finances intervient seulement après détermination du bénéfice, la tenue de comptabilité et la détermination du bénéfice restent donc toujours les mêmes.

Datant de plus d’une dizaine d’années, le processus de convergence vers le référentiel international IFRS s’est intensifié en 2005. Depuis lors, les entreprises doivent toutes appliquer les normes françaises pour l’établissement des comptes sociaux alors que les comptes consolidés peuvent être établis selon les normes françaises ou les normes IFRS lorsqu’il s’agit d’entreprises ne faisant pas appel public à l’épargne tandis qu’ils doivent être établis selon le référentiel IFRS s’il s’agit d’entreprises faisant appel public à l’épargne. Par ailleurs, le plan comptable général français a été modifié en partie, notamment pour ce qui concerne l’évaluation des actifs (convergence avec IAS 2, 16, 23, 38), les amortissements (convergence avec IAS 16 et 38), et la prise en compte de dépréciations (convergence avec IAS 36). Ces modifications du PCG français ont donc implicitement des conséquences sur l’élaboration des comptes sociaux.

Des voix se sont élevées, considérant que l’application de ces normes internationales remettait en cause l’article 34 de la Constitution française (voir plus haut) car celles-ci impactent le calcul de l’impôt sur les bénéfices, ce qui est vrai. Les effets sont d’autant plus choquants que ces normes sont édictées par un organisme privé, l’IASB. Amené à se prononcer, le Conseil d’Etat a néanmoins considéré que ces normes ne violent pas la Constitution française.

Sur un plan pratique, la convergence du PCG vers les normes IFRS ne s’est pas accompagnée d’une évolution parallèle des règles fiscales. Il est frappant d’observer la réticence de l’administration fiscale qui présente ses imprimés avec une terminologie parfois différente de la terminologie comptable. Ceci est le cas pour l’expression « provisions pour dépréciations » que l’on retrouve sur l’imprimé 2058-A alors que la notion de provision a disparu du PCG pour tous les éléments d’actif. Toujours pour ce qui concerne les charges calculées, concernant les amortissements par exemple, l’administration fiscale n’accepte pas de prendre en compte la valeur résiduelle dans la base de calcul de l’amortissement contrairement à ce qui se pratique en comptabilité. Les divergences entre les traitements comptables et les exigences fiscales se sont ainsi accrues et Bernard Colasse, membre de l’Autorité des Normes Comptables, considère que « le procédé d’amortissements dérogatoires pourrait être remis à l’honneur dans un futur proche » [14].

Pour faire suite aux modifications importantes liées à l’application du règlement européen 1606/2002, l’instruction fiscale 4 A-13-05 du 30 décembre 2005 précisait, entre autre, « cette évolution comptable a pour conséquence une nécessaire adaptation des règles fiscales, que l’administration a engagée selon trois axes principaux : le maintien de la connexité de la fiscalité avec la comptabilité, la préservation de la neutralité fiscale et la simplicité des retraitements fiscaux. ». L’administration fiscale reste très attachée à cette forte relation entre nos systèmes comptable et fiscal, mais certains chercheurs en comptabilité réfléchissent à des solutions permettant d’en gommer les inconvénients. Lors d’un colloque organisé en novembre 2010 [15] par le conseil supérieur de l’ordre des experts-comptables, Laurent Didelot est intervenu sur le thème « Connexion comptabilité / fiscalité : des évolutions sont-elles possibles ? ». Estimant que le système actuel de réintégrations et déductions fiscales provoque une insécurité fiscale, il propose de supprimer les retraitements induits par le passage du résultat comptable au résultat fiscal et suggère de remplacer le système actuel par « un système unique basé sur des écritures en partie double par la création d’une classe ad hoc d’ajustement fiscal (9 par exemple) ».

En conclusion, notre résistance au changement est parfois louable en matière de normalisation comptable, notamment lorsqu’il s’agit du refus d’appliquer la juste valeur à tous les actifs des entreprises [16]. Cependant, dans un contexte d’harmonisation comptable internationale, il paraît difficile que notre système comptable français conserve toujours cette étroite connexion entre comptabilité et fiscalité telle qu’elle existe actuellement, même si l’administration le souhaite. Ceci est d’autant plus vrai que, contrairement aux points évoqués dans l’instruction fiscale 4 A-13-05, la neutralité fiscale n’est pas toujours préservée et la simplicité des retraitements fiscaux est illusoire. Plus près de nous, l’harmonisation fiscale avance en Europe et un nouveau projet de la Commission européenne concernant la détermination d’une assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés, ACCIS, va sans doute encore bousculer nos systèmes comptable et fiscal.

Illustration concernant l’imposition forfaitaire annuelle

 Précisions sur les normes citées dans cet article

  • IASB  : International Accounting Standards Board
  • IASC : International Accounting Standards Committee
  • IFRS : International Financial Reporting Standards

Normes :

  • IAS 2 : stocks
  • IAS 16 : immobilisations corporelles
  • IAS 23 : coûts d’emprunts
  • IAS 36 : dépréciation d’actifs
  • IAS 37 : provisions, passifs éventuels et actifs éventuels
  • IAS 38 : immobilisations incorporelles

 Sources

Ouvrages :

  • Encyclopédie de Comptabilité 2009 – éditions Economica – sous la direction de Bernard COLASSE :
    Martial CHADEFAUX et Jean-Luc ROSSIGNOL : « Fiscalité et comptabilité » (article 59)
    Bernard CHAUVEAU : « Comptabilité en Espagne » (article 27)
    Bernard RAFFOURNIER « Comptabilité internationale » (article 32)
    Peter WALTON : « Comptabilité en Grande-Bretagne » (article 28)

« Introduction à la comptabilité » de Bernard COLASSE - 2010 - Editions Economica

« Mémento Comptable » et « Mémento Fiscal » des Editions Francis LEFEBVRE

Revues spécialisées :

Revue Française de Comptabilité :
Laurent DIDELOT et Odile BARBE : « Pour une nouvelle approche des relations entre la comptabilité et la fiscalité : application au traitement du crédit-bail immobilier » – RFC n°427- décembre 2009
Michel FOURRIQUES :« Les limites à l’optimisation fiscale »- RFC n°435 – septembre 2010

Revue Fiduciaire : n°354 - octobre 2008 : « Le contrôle sur les systèmes comptables informatisés »
n° FH 3379 – 1er janvier 2011 : « Loi de finances pour 2011 »

Rapports :

Rapport du Conseil des prélèvements obligatoires présidé par D. MIGAUD : « Entreprises et »niches« fiscales et sociales, des dispositifs dérogatoires nombreux » - octobre 2010 - 372 pages - téléchargeable sur Internet
http://www.ccomptes.fr/fr/CPO/documents/divers/Rapport_de_synthese_Entreprises_et_niches_fiscales_et_sociales2.pdf

Rapport d’information rédigé par M. HOUEL au nom de la Commission de l’économie, du développement durable et de l’aménagement du territoire et du groupe d’études Artisanat et services du Sénat relatif au « bilan du taux réduit de TVA dans le secteur de la restauration » - 13 octobre 2010 - 91 pages - téléchargeable sur Internet
http://www.senat.fr/rap/r10-042/r10-0421.pdf

Rapport du Conseil des prélèvements obligatoires : « Les prélèvements obligatoires des entreprises dans une économie globalisée » - octobre 2009 - 314 pages - téléchargeable sur Internet
http://www.ccomptes.fr/fr/CPO/documents/divers/Prelevements-obligatoires-entreprises.pdf

Rapport d’information rédigé par D. BAERT et G. YANNO au nom de la Commission des finances, de l’économie générale et du plan de l’Assemblée Nationale, relatif aux « enjeux des nouvelles normes comptables » - 10 mars 2009 - 164 pages - téléchargeable sur Internet
http://www.assemblee-nationale.fr/13/pdf/rap-info/i1508.pdf

Rapport d’information de P. MARINI fait au nom de la Commission des Finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la Nation sur « les prélèvements obligatoires et leur évolution » – déposé le 4 novembre 2008 – 73 pages – téléchargeable sur Internet
http://www.senat.fr/rap/r08-075/r08-0751.pdf

Sites Web :

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Notes

[1Martial CHADEFAUX et Jean-Luc ROSSIGNOL : « Fiscalité et comptabilité » (article 59) - Encyclopédie de Comptabilité 2009

[2Article 38-1 §2 : « Le bénéfice net est constitué par la différence entre les valeurs de l’actif net à la clôture et à l’ouverture de la période dont les résultats doivent servir de base à l’impôt diminuée des suppléments d’apport et augmentée des prélèvements effectués au cours de cette période par l’exploitant ou par les associés. L’actif net s’entend de l’excédent des valeurs d’actif sur le total formé au passif par les créances des tiers, les amortissements et les provisions justifiés ».

[4Loi 2010-1658 du 29 décembre 2010

[5Mesure applicable en France depuis le 1er juillet 2009, suite à la Directive européenne 2009/47/CE du 5 mai 2009. Selon le rapport du Conseil des Prélèvements Obligatoires d’octobre 2010, il s’agit de l’une des trois dépenses fiscales les plus coûteuses pour l’Etat (voir tableau n°25).

[6Article 279 du Code Général des impôts : "La taxe sur la valeur ajoutée est perçue au taux réduit de 5, 50 % en ce qui concerne :
a. Les prestations relatives : A la fourniture de logement et aux trois quarts du prix de pension ou de demi-pension dans les établissements d’hébergement ; ce taux s’applique aux locations meublées dans les mêmes conditions que pour les établissements d’hébergement ; A la fourniture de logement et de nourriture dans les maisons de retraite et les établissements accueillant des personnes handicapées. Ce taux s’applique également aux prestations exclusivement liées, d’une part, à l’état de dépendance des personnes âgées et, d’autre part, aux besoins d’aide des personnes handicapées, hébergées dans ces établissements et qui sont dans l’incapacité d’accomplir les gestes essentiels de la vie quotidienne ; A la fourniture de logement dans les terrains de camping classés, lorsque l’exploitant du terrain de camping délivre une note dans les conditions fixées au a ter, assure l’accueil et consacre 1, 5 % de son chiffre d’affaires total hors taxes à des dépenses de publicité, ou si l’hébergement est assuré par un tiers lorsque celui-ci consacre 1, 5 % de son chiffre d’affaires total en France à la publicité ; A la fourniture de logement et de nourriture dans les lieux de vie et d’accueil mentionnés au III de l’article L. 312-1 du code de l’action sociale et des familles ; A la location d’aires d’accueil ou de terrains de passage des gens du voyage ;
a bis. Les recettes provenant de la fourniture des repas dans les cantines d’entreprises et répondant aux conditions qui sont fixées par décret ;
a ter. Les locations d’emplacements sur les terrains de camping classés, à condition que soit délivrée à tout client une note d’un modèle agréé par l’administration indiquant les dates de séjour et le montant de la somme due ;
a quater. (Abrogé) ;
a quinquies. Les prestations de soins dispensées par les établissements thermaux autorisés dans les conditions fixées par l’article L. 162-21 du code de la sécurité sociale ;"

[7Revue Fiduciaire Comptable n°354 - octobre 2008 : « Le contrôle sur les systèmes comptables informatisés

[8Revue Fiduciaire n° FH 3379 – 1er janvier 2011 : « Loi de finances pour 2011 »

[9L’article 20 de la LOI n° 2010-1657 du 29 décembre 2010 a modifié les dispositions de la LOI n°2008-1425 du 27 décembre 2008 - art. 14 (V) concernant l’article 227 septies du code général des impôts

[10Rapport du Conseil des prélèvements obligatoires présidé par D. MIGAUD : « Entreprises et »niches« fiscales et sociales, des dispositifs dérogatoires nombreux » - octobre 2010 -

[11Michel FOURRIQUES « Les limites à l’optimisation fiscale » – RFC n°435 – septembre 2010

[13« Comptabilité en Grande-Bretagne » – Encyclopédie de comptabilité 2009

[14Dans l’ouvrage « Introduction à la comptabilité » de Bernard COLASSE - 2010 - Editions Economica

[15Thème du colloque : « La comptabilité, une exception culturelle française ». Des résumés des interventions sont disponibles en ligne sur le site http://www.focuspcg.com/menu_gauche/actualite/actualite_de_l_oec/colloque_la_comptabilite_une_exception_culturelle_francaise

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