La disruption, une forme d’innovation à manager

, par Stéphane Jacquet

« Change avant de devoir le faire  » a dit Jack Welch (GENERAL ELECTRIC).
Cette citation pourrait illustrer la mutation essentielle de notre système capitaliste, qui voit de très grandes entreprises en difficulté lorsque des entreprises inconnues, il y a peu, deviennent des acteurs majeurs du système, en s’affranchissant du modèle industriel, pour inventer de nouveaux codes.

En effet, FACEBOOK est milliardaire sans générer aucun contenu, AIRBNB se développe partout sans posséder aucune chambre, ALIBABA est le plus grand détaillant du monde sans aucun magasin. Toutes ces entreprises récentes ont pris le contrepied du modèle d’affaires classique développé au millénaire dernier. Elles ont aussi un point commun : elles ont provoqué de véritables « ruptures » stratégiques, en redéfinissant le mode de fonctionnement de leur secteur.

Le management est ainsi traversé par des modes de langage et certains mots reviennent en boucle sans vraiment avoir été définis, ni maitrisés. Ce pourrait être le cas actuellement pour ce terme de « disruption », associé aux nouveaux modes de fonctionnement d’entreprises en croissance dans leur domaine. Le mot a souvent été employé pour parler de certains succès comme BLABLACAR, AIR BNB ou même UBER, mais aussi parfois pour qualifier les réussites de certains produits d’entreprises anciennes (comme la LOGAN de DACIA, voiture économique du groupe RENAULT ; vendue sous la marque Dacia en Europe et sous la marque RENAULT sur les autres marchés.

Historiquement, ce terme a d’abord été employé et protégé par le publicitaire Jean-Marie Dru, en 1992. Puis il a été repris par le professeur américain Christensen en 1997, dans une approche plus restrictive et orientée « management ». Pour ce dernier : « sont disruptifs, les nouveaux entrants qui abordent le marché par le bas, et se servent des nouvelles technologies pour proposer des produits ou services moins chers ». Pour Jean-Marie Dru, en revanche, la disruption représente plutôt une approche identifiant les conventions, pour mieux en prendre le contre-pied. En cela, il aborde une définition beaucoup plus large que Christensen et classe APPLE ou RED BULL, parmi les entreprises disruptives.

Au-delà de cette opposition terminologique, on peut se demander si ce terme est un nouvel « effet de mode » du management ou s’il représente une véritable nouvelle approche de « business model ». Même si on commence à le retrouver dans plusieurs articles de presse, le terme ne s’est pas encore imposé dans les manuels universitaires. On y trouve plus souvent le concept « d’innovation de rupture », par opposition aux innovations « classiques », dites incrémentales.

Ainsi donc, la disruption, terme emprunté à la physique (synonyme de court-circuit), représenterait une véritable rupture par rapport aux modèles établis, et plus particulièrement par rapport à la dynamique classique d’innovation. Jean-Marie Dru relève même que certains secteurs souffrent d’une quasi-absence d’innovations de rupture, comme l’automobile et la santé. Plus inquiétant encore, malgré un million de brevets déposés chaque année, seuls 5 % des inventions verront véritablement le jour.

Jusqu’à la fin du XXe siècle ce type d’innovations était réservé à quelques grandes entreprises innovantes ou à des PME start-up. La mondialisation des échanges et la concurrence des pays à bas coût de main-d’œuvre bouleversent les équilibres et accélèrent les possibilités d’innovations. Selon les experts, l’entreprise du XXIe siècle doit impérativement lancer une innovation de rupture à peu près tous les 5 à 10 ans sous peine de déclin ou de disparition. Se pose alors la question de l’organisation de l’innovation dans l’entreprise. Quels sont ses processus ? Un service lui est-il dédié ? Des recherches poussées distinguent alors le processus d’exploitation du processus d’exploration qui génère ce type d’innovations.

Ainsi donc, seule une nouvelle approche, managériale, de l’innovation permettrait d’apporter de réelles innovations, dans une société où le modèle industriel marque le pas, au profit d’un modèle plus lié aux technologies de l’information. Si, comme l’a affirmé Clayton Christensen en 2014 : « La disruption est une transformation irréversible du capitalisme », s’appuie-t-elle alors sur un véritable modèle ? En-quoi a-t-elle dépassé et fait évoluer le modèle classique de l’innovation ? Se pose également la question du « comment » et des modalités de mise en place des innovations de rupture.
Le débat entre les chercheurs est réel, autour de la définition de l’innovation de rupture. Si comme le prétend le professeur Silberzahn : « une opportunité est une rupture pour un acteur en place lorsqu’elle nécessite pour en tirer parti un modèle d’affaires différent de son activité actuelle », alors nous pourrions inscrire la réflexion dans une approche plus large sur la pérennité ou la pertinence du modèle d’affaires d’entreprises, surtout à la lumière de certains échecs (KODAK…).

Il convient donc de chercher à tracer les contours de l’innovation de rupture, essentiellement par rapport à l’innovation classique, en analysant quelques exemples récents et médiatiques (1). Ensuite, il s’agira de s’intéresser aux modalités de l’innovation de rupture, mais aussi à son nécessaire lien avec le modèle d’affaires (2).

 1. L’innovation de rupture, une véritable stratégie ?

C’est un des thèmes favoris des journaux économiques : celui des « success stories » d’entreprises ayant connu une croissance exponentielle, en réinventant les codes de leur secteur. Le thème n’est pas si nouveau que cela (les grands magasins décris par Émile Zola constituaient déjà une forme de rupture) et pose plusieurs questions. Comment peut-on définir cette rupture ? Est-ce bien une forme d’innovation ? Est-elle, alors, vraiment nécessaire pour assurer la croissance d’un secteur ?

a. Qu’est-ce que l’innovation de rupture ?

Deux sources initiales peuvent être évoquée, historiquement. La première est plus vulgarisatrice. Il s’agit du publicitaire Jean-Marie Dru qui a employé le terme de disruption pour évoquer une approche nouvelle en 3 temps :

  • Identifier les conventions ;
  • Remettre en cause les conventions à travers une vision nouvelle ;
  • Mettre en place le changement, par la nouvelle vision.

Volontairement, l’approche est large et J.M. Dru ne se retrouve pas nécessairement dans la « définition » actuelle de la disruption, trop restrictive, et réservée aux « start-up ». J.M. Dru considère donc qu’on peut être disruptif dans la communication, simplement (RED BULL), ou dans le marketing (THE BODY SHOP).
L’autre approche, plus universitaire, est celle de Christensen.
Il distingue 3 types d’innovations :

  • L’innovation incrémentale, qui permet d’améliorer ce qui existe déjà. C’est la plus évidente et celle qui est recherchée à travers les politiques d’amélioration continue. Christensen la trouve coûteuse et hyperconcurrentielle. Elle génère des coûts importants en recherche et développement, pour des résultats parfois marginaux. Le meilleur exemple est celui des laboratoires pharmaceutiques qui doivent investir des sommes très importantes, avec des évolutions peu perceptibles, des principes actifs médicamenteux.
  • L’innovation d’efficience est celle qui permet de diminuer les coûts pour ouvrir le marché « par le bas ». L’exemple de la LOGAN de DACIA l’illustre bien. Le cas initial de la TWINGO est méconnu, mais procède de la même démarche (« faire du neuf avec du vieux pour diminuer les coûts »).
  • L’empowering innovation qui simplifie les solutions existantes, en rendant accessible le produit/service au plus grand nombre. Le cas emblématique de l’I-PHONE peut servir d’illustration. Un objet et trois utilisations… avec le doigt. La célèbre présentation de Steve Jobs l’illustre complètement :
    https://www.numerama.com/tech/223230-10-ans-apres-regardez-la-conference-de-presentation-du-premier-iphone.html

Christensen utilise le terme de « technologie de rupture » (disruptive technology en anglais) dans un livre publié en 1997 : The Innovator’s Dilemma. Pour lui, peu de technologies sont disruptives, c’est plutôt l’usage stratégique qui a un effet de rupture.

Christensen parle de dilemme car les entreprises mettent trop l’accent sur la satisfaction de besoins actuels, sans se soucier des besoins futurs. Les technologies de rupture s’opposent alors à des technologies encore en place et forme un dilemme pour les entreprises du secteur.
Par exemple, on peut citer :

  • Le téléchargement et le partage de musique contre la musique sur des supports fixes ;
  • Le livre numérique contre le livre papier ;
  • Le e-commerce contre les magasins physiques.

Christensen identifie 2 types de rupture :

  • La rupture inférieure qui permet de s’adresser à des clients qui n’étaient pas servis par les offres existantes, des entreprises établies. Les performances des produits sont telles qu’elles dépassent les besoins de certains segments de la clientèle. On peut alors proposer des produits plus basiques, plus simples et universels. L’amélioration des marges va être possible par l’effet volume et les économies d’échelle. Le succès du modèle DUSTER de DACIA l’illustre bien. C’est un « SUV » qui coûte entre 2 et 4 fois moins cher que les autres mais remplit les mêmes fonctions. Il peut toucher une clientèle plus large.
  • La rupture de marché intervient lorsque le produit est « inférieur » en termes de performance mais convient à un segment émergeant. On peut se contenter d’un chauffeur UBER, pour bien moins cher qu’un chauffeur professionnel (taxi), et la cible sera bien plus large. AIRBNB propose des chambres et locations avec peu ou pas de services associés, contrairement aux professionnels de l’hôtellerie. Mais il touche un segment beaucoup plus large. Les transporteurs aériens « low cost » ont simplifié à l’extrême le système en transférant aux clients certaines tâches (billets) et en se concentrant sur le cœur de métier (le transport), en élargissant le marché de manière spectaculaire (le transport aérien était encore un luxe dans les années 70). Christiensen précise surtout que l’innovation de rupture dépend du modèle d’affaires de l’entreprise, qui doit être adapté à la rupture (voir 2.).

La disruption est basée sur 3 éléments majeurs (Christensen, 2009), développés pour faciliter le changement. En conjuguant un modèle d’affaires low cost, une technologie innovante et une nouvelle proposition de valeur, l’innovation disruptive peut ouvrir un champ économique de développement :

Source Christensen 2009


Les travaux de Christensen sont repris en France et traduit par Philippe Silberzahn, professeur à Polytechnique et à l’EM Lyon. Dans ces nombreux articles et ouvrages, il précise la pensée de Christensen en approfondissant le dilemme de l’innovateur. Le cas de KODAK est édifiant.

En 1992, le leader et précurseur de la photo argentique lance le développement du numérique en déposant de nombreux brevets et en sortant des appareils photo. Mais paradoxalement, il protège son activité traditionnelle en augmentant ses budgets marketing et en absorbant une grande partie des ressources de l’entreprise. Son modèle d’affaires traditionnel est entré en conflit avec le nouveau modèle nécessaire. L’entreprise n’a donc pas jugé bon de développer complètement le numérique, en créant un film « hybride », l’APS.

On peut aussi dater, plus en amont, le concept à partir des travaux des consultants des cabinets de conseil (en particulier Mc Kinsey), qui se sont emparés du concept, dans les année 80. Buaron publie un article (« stratégies de nouveau jeu ») en 1981, en précisant que la crise génère des nécessaires stratégies de rupture.

Historiquement, le concept renvoie, également, à l’école autrichienne et à Schumpeter. Le processus de destruction créatrice est bien « l’ancêtre » des stratégies de rupture, car il prend le contre-pied de l’analyse concurrentielle classique. Le processus est centré sur la firme (comme aujourd’hui) et dynamique. L’intention stratégique est réelle. C’est donc la vision, qui précède l’intention et donne des combinaisons inédites.
Au-delà de l’approche de Christensen, on peut alors imaginer la création de nouveaux marchés, comme l’ont mis en perspective, Kim et Mauborgne avec la création d’un « Océan Bleu » [1] . Il s’agit d’un espace vierge, source de nouveaux profits. Les auteurs proposent 4 voies qui permettent cette innovation de rupture : par ajout, élimination, baisse ou augmentation d’un facteur de l’offre. On parle de méthode EARC (éliminer, réduire, augmenter, créer). Par exemple, le cirque du soleil a innové en supprimant tous les numéros avec les animaux. NINTENDO a développé la WII qui modifie complètement les codes du jeu vidéo, et TESLA a poussé très loin les nouveaux codes du véhicule électrique, performant et puissant. Il s’agit plus de modalités de rupture que de formes spécifiques. On peut illustrer cette approche avec les choix spécifiques faits par APPLE pour le lancement de l’I-PHONE, en 2007.


Pour l’I-PHONE, APPLE ne cherche pas à réinventer le téléphone portable, qui est largement développé par une concurrence dense mais plutôt à travailler sur un « « 3 en 1 », qui regroupe les fonctions de l’IPOD, du téléphone et un accès Internet, jusque-là réservé à un ordinateur. Le produit devient alors « unique », sans concurrent et inclus dans l’écosystème d’APPLE. Il introduit donc une « rupture de marché » qui génèrera une concurrence nouvelle (en particulier SAMSUNG) mais va éliminer certains acteurs majeurs de la téléphonie mobile (MOTOROLA, ERICSSON …). En termes d’utilisation des vocables associés, la presse économique « grand public » qualifie « d’ubérisation », un grand nombre d’innovations entrepreneuriales, sans vraiment rentrer dans le détail. À l’opposé, la recherche préfère ne pas utiliser le terme d’innovation, nombre d’innovations de rupture ; pour mettre en avant celui d’innovation d’exploration (Danneels, 2002 ; Benner et Tushman, 2003 ; O’Reilly et Tushman, 2004), focalisé sur les compétences de l’entreprise et, donc, sur sa capacité à innover. Benner et Tushman (2003) qualifient d’exploratoires les innovations nécessitant des connaissances ou compétences nouvelles pour l’entreprise, sur l’axe technologique ou sur l’axe marketing.

b. L’innovation de rupture est-elle vraiment nécessaire ?

L’analyse de quelques cas d’innovateurs peut permettre d’illustrer le concept mais aussi de poser la question de la nécessité de la rupture.
Si l’on s’en tient aux deux types de ruptures présentées par Christensen, on peut reprendre le cas de 6 entreprises qualifiées de disruptive, dans leur approche, car elles ont remis en question les codes traditionnels de leur secteur :

  • AIR BNB pour l’hébergement ;
  • BLABLACAR pour le transport ;
  • TESLA pour la construction automobile ;
  • PAYPAL pour la banque ;
  • VALTIS pour le convoyage de fonds ;
  • ALIBABA pour le commerce.

Leur concept est résumé à travers ce tableau :

AIR BNBBLABLACARTESLAPAYPALVALTISALIBABA
Concept Mettre en relation des voyageurs et des hébergeurs, par une plate-forme communautaire payante de location et de réservation. Mettre en relation des conducteurs et des passagers qui souhaitent partager un trajet et les frais associés, par une plate-forme communautaire de réservation et d’évaluation (par expérience client). Construire et vendre des voitures électriques sportives et de luxe. Concevoir les véhicules « de demain ». Service de paiement en ligne qui permet de payer des achats, de recevoir ou envoyer de l’argent et de recevoir des paiements, à l’aide d’une plate-forme de transaction sécurisée. Transport de fonds low cost, dans un véhicule banalisé, avec un système de container sécurisé. Plate-forme de vente en ligne et place de marché sur Internet, avec système de paiement en ligne et services de cloud computing.
Type de disruption Par rupture de marché Par rupture de marché Par rupture de marché Par rupture inférieure et rupture de marché Par rupture inférieure Par rupture inférieure et rupture de marché
Éléments clés Plate-forme de mise en relation,
Expérience client,
Caractère non professionnel des hébergeurs.
Plate-forme de réservation,
Expérience client,
Caractère non professionnel des chauffeurs.
Maîtrise technologique (motorisation électrique),
Design,
Stratégie d’écrémage (prix élevés).
Service d’inscription simplifié,
Protection de l’acheteur,
Installation gratuite,
Commissions faibles.
Système de container Axytrans,
Véhicules banalisés,
Convoyeur désarmé,
Politique de prix.
Site de E-commerce en ligne, vendant toutes sortes de produits,
Algorithme puissant de reconnaissance des habitudes d’achat des clients,
Applications mobiles,
Politique de prix.
Concurrents classiques Hôtellerie traditionnelle Taxis Constructeurs automobiles Banques de réseau classiques Sociétés classiques de transport de fonds Magasins physiques

Source : Stéphane Jacquet

Pour ce qui est de la nécessité de la disruption, il s’agit plutôt de se poser autrement la question : l’innovation « classique » suffit-elle à accompagner les mutations du monde économique ? On oppose souvent la disruption à l’innovation incrémentale. Celle-ci se caractérise par une amélioration de l’existant. Elle suppose un cadre déjà défini et la recherche d’optimisation mais aussi le prolongement de marchés aux structures existantes. Le modèle d’affaires de base est respecté et la proposition de valeur reste la même. L’innovation de rupture est opposée à l’innovation incrémentale, car elle se détache du cadre existant et modifie le modèle d’affaires.

Certains auteurs distinguent l’innovation disruptive d’une innovation plus extrême : l’innovation radicale qui créée même un nouveau marché et implique un changement technologique important. Ce serait le cas pour TESLA et ses véhicules électriques haut de gamme. Récemment, un conducteur de TESLA a réussi le record de conduire 728 kms en une seule charge de batterie et TESLA pousse à outrance le principe de la voiture connectée, alliance de hardware et de software. Elle commercialise probablement les seules voitures au monde qui continuent de s’améliorer et de progresser après l’achat.


Source : Trendemic, 2015

Si l’on retient l’analyse précédente, on peut considérer que TESLA a créé un nouveau marché, car le marché des véhicules électriques existait déjà, mais plus de manière complémentaire (comme un segment) et dans une logique d’économie et de développement durable. TESLA ne fabrique que des véhicules électriques, avec une « entrée de gamme » à 85 000 euros !

L’innovation de rupture constitue alors une véritable stratégie car elle procède d’une intention stratégique (Lehmann-Ortega et Roy, 2009) reposant sur une vision. L’effet de tension généré par cette vision permet la créativité nécessaire à l’élaboration de nouvelles règles du jeu (Métais, 2002). On peut s’appuyer sur l’approche de l’innovation stratégique qui s’intéresse aux clients, aux produits et aux modalités de l’offre de ces produits aux clients (Markides, 1997). Cette stratégie est délibérée au sens des travaux de Mintzberg et a pour objectif un « saut » de performance. Par le changement des règles du jeu, elle modifie les codes des secteurs et introduit de nouveaux facteurs clés de succès, déstabilisant les concurrents « classiques » (voir tableau, plus haut). Enfin, la résultante de cette stratégie est la création (ou l’extension) d’un marché. Pour Christensen, le marché de niche se transforme en marché et se substitue au marché « classique ». On peut prendre comme exemple édifiant celui des multiplexes en cinéma, aboutissant à la quasi-fermeture de presque toutes les salles « classiques ». Ainsi cette stratégie pourrait se définir comme « une stratégie consistant à revisiter de manière radicale les règles du jeu concurrentiel en proposant une nouvelle valeur au client en vue de créer ou d’étendre un marché à son avantage » (Lehman-Ortega et Roy, 2009).

Si l’innovation de rupture représente une véritable stratégie, aux contours identifiés, on peut alors se demander comment la mettre en place et comment la manager ?

 2. L’innovation de rupture, une nécessité…difficile à mettre en place

a. La question du lien avec le modèle d’affaires

D’après Christensen, l’incapacité de l’entreprise à tirer profit des ruptures de l’environnement tiendrait dans le modèle d’affaires dépassé et rigide. Il parle ainsi de la « tragédie » du modèle d’affaires. En effet, l’arrivée d’un nouveau produit lié à la disruption peut poser 3 problèmes majeurs à l’entreprise :

  • Ses clients actuels ne sont pas intéressés par le nouveau produit, laissant croire à l’entreprise qu’il « n’existe pas de marché » ;
  • L’entreprise ne sait pas qui pourrait être intéressé par le nouveau produit ;
  • Le nouveau produit disruptif n’a pas de sens pour l’entreprise.

Cela suppose une réflexion profonde sur le modèle d’affaires que Christensen redéfinit en 3 composants :

  • La proposition de valeur (ce qu’elle offre au client) ;
  • La logique de profit (ce qui fait qu’elle gagne de l’argent avec cette proposition de valeur) ;
  • La structure de l’entreprise à travers ses ressources, processus et valeurs (RPV), c’est la capacité de l’entreprise à mobiliser et combiner pour réaliser sa proposition de valeur.

C’est donc le modèle d’affaires de base qui détermine si une opportunité est attractive ou pas. Ainsi, il est plus facile pour une « start-up » de s’inventer autour d’une innovation de rupture que pour une entreprise établie depuis longtemps de saisir l’opportunité liée à cette innovation. C’est aussi ce qui a laissé penser que seules les start-up pouvaient être disruptives. D’autre part, la disruption « par le bas » implique un élargissement du marché lié à une réduction des coûts et à une proposition de produits basiques. Ce n’est pas un processus évident pour des grandes entreprises établies, qui les oblige parfois à créer des marques spécifiques à ce segment (RENAULT l’a fait en reprenant et en développant DACIA).
Une autre rigidité du modèle d’affaires classique est liée à l’approche client. Beaucoup d’entreprises pensent qu’il faut être « orientées client », alors que l’analyse de la disruption suppose une analyse plus fine et segmentée des types de clients.

3 types de clients impliquent 3 orientations différentes :

  • Les clients actuels doivent continuer à être servis par des innovations incrémentales ;
  • Les clients sur-servis sont ceux qui sont dépassés par l’offre de l’entreprise et qui ne souhaitent plus payer le surcoût lié à des fonctions inutiles. Ils peuvent être très vite captés par une offre low cost (GENERAL MOTORS a perdu beaucoup de clients faute d’avoir su investir le segment économique) ;
  • Les non-clients : l’entreprise ne les connaît pas et considère qu’il n’y a pas de marché. Ce sont eux qui peuvent devenir les clients d’une nouvelle innovation de rupture.
    Il semble difficile de faire coïncider plusieurs modèles d’affaires au sein d’une même entreprise.

Les ingénieurs de KODAK n’étaient manifestement pas prêts à faire coexister leur activité traditionnelle de chimiste et celle, nouvelle, liée à la photo numérique. Christensen propose, dans ce cas, de loger l’innovation de rupture dans une nouvelle entité, dédiée à cela, avec ses propres ressources. C’est ce qu’a fait NESTLÉ avec NESPRESSO. Cela suppose des compétences adaptées et une redéfinition de la courbe de valeur, spécifique à chaque produit disruptif.

La comparaison de courbes de valeur d’un « ancien produit/service » et d’un produit/service disruptif va alors mettre en valeur la différence liée à la disruption pour en tirer un avantage concurrentiel, comme dans la comparaison suivante :

Source : Moingeon et Lehmann-Ortega, 2014

Nous avons vu plus haut (voir tableau de présentation de 6 concepts disruptifs en première partie) que la société VALTIS a introduit un nouveau concept de convoyage de fonds. Le système AXYTRANS présente plusieurs éléments valorisants qui constituent sa différence. Le concept s’accorde alors avec le modèle d’affaires de la société, bâti autour de cette innovation de rupture, dans un secteur où peu d’innovations ont vu le jour.

b. Comment manager la rupture ?

En termes de processus, l’innovation de rupture a récemment été étudiée ; Gilles Garrel propose de poser le processus à travers la méthode CK (C pour concept/créativité et K pour connaissance/Knowledge-ingénierie). C’est une modélisation du raisonnement des innovateurs de rupture. Un premier espace de conceptualisation permet de poser les bases et intentions de l’innovation, lorsque le second espace va venir poser les bases techniques de l’innovation. Il s’appuie sur 4 notions de base pour dérouler sa théorie :

  • L’expansion : le fait de repousser les limites d’un espace connu ;
  • La partition : la répartition des tâches et des décisions ;
  • La conceptualisation : pour poser les intentions et propositions de valeur ;
  • Les connaissances : l’expertise professionnelle nécessaire à la mise en œuvre technique du produit.

Un exemple l’illustrant est celui de la montre SWATCH, présenté sur le schéma suivant :


Source : Garel et Mock, la fabrique de l’innovation, 2016

La proposition de valeur (à gauche) est clairement « connectée » aux possibilités technologiques (techniques de soudure, maitrise de la plasturgie…).
Il s’agit donc de comprendre l’effet de la rupture sur les différentes parties prenantes, en particulier sur les clients et les fournisseurs. Il est possible de croiser l’impact clients/fournisseurs en fonction des différents types d’innovations (Sarrazin, 2007), dans une matrice :


Source : Sarrazin, L’Expansion Management Review, N° 126

On voit que l’impact est majeur en cas d’innovation radicale, c’est-à-dire que la création d’un nouveau marché et le déploiement de nouvelles technologies contraignent les fournisseurs mais modifient également les comportements clients. Certaines innovations radicales de rupture génèrent d’ailleurs de nouveaux comportements clients (la réservation avec recours préalable systématique au ranking pour BLABLACAR ou AIR BNB, par exemple). Il s’agit avant tout de cerner les besoins latents des clients et non leurs besoins exprimés, mais aussi de se demander ce qu’on peut leur apporter de plus tout en réduisant les coûts.

Comment piloter l’innovation de rupture ?
Le principal problème reste l’incertitude qui entoure la rupture. Il est difficile d’anticiper les usages d’un produit qui n’existe pas encore et le prototypage peut être couteux. Il s’agit donc d’adopter une posture d’exploration à l’aide de projets pilotes. Cela suppose de s’appuyer sur des partenaires qui adoptent la même démarche (les fournisseurs).

Cela remet également en cause le rôle de la R et D. On cherchera plutôt la co-innovation et l’utilisation de l’expérience client pour innover (le cas des FAB LABS l’illustre). La notion de communauté d’exploration est en train d’émerger, ainsi que celle d’innovation ouverte, rassemblant plusieurs acteurs d’un même secteur. Les acteurs doivent alors détecter les « signaux faibles » envoyés par le marché (Sarrazin et Dilts, 2008), en adoptant une posture de précurseurs et de pionniers.

L’exploration liée à ce processus suppose alors une expansion conjointe du potentiel technologique mais aussi du potentiel de valeur :


Source : Garel et Rosier, 2008

On peut, cependant, évoquer quelques limites à la mise en place des stratégies de rupture.
Le caractère récent de la recherche et le développement d’articles « illustratifs », à partir de cas, limitent la modélisation des stratégies de rupture. La question de la réplication d’une stratégie a été évoquée par la recherche (Le Roy et Yami, 2007). Elle se heurte au manque de ressources (pour les PME) et à la difficulté de « fixer » les nouvelles règles du jeu de la rupture. Il s’agirait d’étudier comment les nouveaux participants s’emparent de règles du jeu nouvelles et comment elles se substituent aux anciennes. La question juridique se pose, surtout en France. De nombreux détracteurs pointent le caractère « immoral » et parfois illégal de certaines disruptions. Certains auteurs estiment même que le modèle UBER, par son caractère illégal, ne peut pas être assimilé à une vraie disruption (Christensen dans le HBR de Janvier 2017).
D’autre part, les premiers utilisateurs d’un produit nouveau peuvent avoir été marqués par leur usage ancien du produit antérieur. Dans le cas de la voiture électrique, certaines pratiques anciennes peuvent gêner au développement du produit, ce qui suppose aussi de s’appuyer sur l’expérience client de « nouveaux clients ».
Le développement rapide et spectaculaire du concept de disruption a brouillé les pistes de réflexion et parfois fait croire que c’était le seul type d’innovation souhaitable à l’horizon 2020. On a même créé un terme impropre pour cela : « l’ubérisation ». Cependant, certains chercheurs estiment qu’il faut conserver deux formes d’innovation dans l’entreprise et les conjuguer. Il faudra donc être capable de développer les innovations d’exploitation (proches de la notion d’innovation incrémentale) et des innovations d’exploration, dans une forme qualifiée d’ambidextrie (Gibson, 2004). Les organisations pourraient combiner exploitation et exploration, sans les mettre en conflit. C’est la voie recherchée par les grandes entreprises déjà engagée sur des marchés « classiques » (par exemple RENAULT pour l’automobile). Ce compromis entre efficience et expérimentation pourrait permettre de couvrir largement le marché (secteur traditionnel et secteur nouveau) et de limiter les risques inhérents au changement total de modèle.

Ainsi est-il difficile de définir la disruption, ce qui suscite des discussions quant à ses contours. Il s’agit cependant de l’inclure dans un vaste mouvement d’innovation, essentiellement lié à la digitalisation. L’élargissement des marchés permet au plus grand nombre de profiter de produits et services jusque-là hors de portée, et on pourrait penser le mouvement irrémédiable et même vertueux (créateur d’emplois et pourvoyeur de progrès). Cependant, quelques voix s’élèvent pour dénoncer le caractère déstabilisant, voire « désintégrant », de la disruption (Stiegler, 2016). Comme toute nouvelle approche, il s’agirait alors de se poser des questions éthiques mais aussi juridiques, ce que l’État a déjà commencé à faire, avec les conflits provoqués par UBER ou DELIVEROO, pour que le progrès ne génère pas d’effets pervers et d’externalités négatives.

Stéphane Jacquet, veilleur CREG Versailles


Pour télécharger cet article au format pdf, cliquer sur l’icône ci-dessous :


 Bibliographie :

  • Laurent Renard, Richard Soparnot « Proposition d’une démarche de formation d’une stratégie de rupture centrée sur le modèle d’affaires », Gestion 2000 2012/1
  • Sarrazin et Dilts, les facteurs de réussite des innovations de rupture, EBR, 2008
  • Sarrazin et Dilts, innovations de rupture, décryptage, EBR, 2008
  • Bertrand Moingeon et Laurence Lehmann-Ortega, « genèse et déploiement d’un nouveau business model : l’étude d’un cas désarmant », management, 2010/4
  • Les managers face aux disruptions numériques, Eurogroup Consulting, 2016
  • Entreprise 2020, à l’ère du numérique, CIGREF réseau
  • Gilles Garel, Rodolphe Rosier, « Régimes d’innovation et exploration », Revue française de gestion 2008/7 (n° 187)
  • Caroline Mothe et Sébastien Brion, « innovation : exploiter ou explorer ? », RFG, 187/2008
  • Jean-Marie Dru, « 15 approches disruptives de l’innovation », Peason France, 2015
  • Innovations de rupture, rapport de France Stratégies, 2015
  • Brion, Mothe et Sabatier, « l’impact clé des modes de management pour l’innovation », IREGE, 2010
  • « Les 4 types d’innovations qui sauveront votre entreprise », Trendemic, 2015
  • Rohrbeck, R., M. Maitreau, Comment identifier et profiter des disruptions externes : Le système d’intelligence économique de Deutsche Telekom, Colloque VSST 2007 ; Marrakech
  • Pierre Roy, « Vertus de l’innovation stratégique pour les leaders de marché », Revue française de gestion 2005/2 (n° 155)
  • Laurence Lehmann-Ortega, Pierre Roy « les stratégies de rupture, synthèse et perspectives », Revue française de gestion 2009/7 (n° 197)
  • Bernard Stiegler, « Dans la disruption, comment ne pas devenir fou ? », éditions Les liens qui libèrent, 2016

Partager

Imprimer cette page (impression du contenu de la page)