Le renouvellement des techniques de recueil de l’information sur la demande : vers un rééquilibrage en faveur des techniques qualitatives (Les études marketing, une fonction en crise, 2/3)

, par Pascal Roos, Valérie Marchand

Comme nous l’avons souligné dans le premier article (Les origines et les symptômes de la crise des études) de cette série consacrée à la mutation des études, les outils traditionnels de recueil de l’information sur la demande rencontrent des difficultés à décrire de façon pertinente les motivations et les comportements d’achat et de consommation. Afin d’améliorer la connaissance des consommateurs, les études connaissent actuellement une forte évolution qui se traduit notamment par un recours accru aux techniques qualitatives.

Les études qualitatives sont des études qui visent à un approfondissement du thème traité. Elles recherchent les causes, les fondements d’un comportement, d’une attitude ou d’une perception. En général, les individus interrogés sont moins nombreux que pour les études quantitatives et les modes d’interrogation sont plus divers et le plus souvent dirigés par des spécialistes. Il existe deux principales techniques de recueil de l’information en face-à-face : la discussion de groupe (focus group) et l’entretien individuel. Si les réunions de groupe restent le mode de recueil dominant (plus de la moitié), le recours aux entretiens individuels est en nette augmentation.

Les études qualitatives, qui représentent 13 % des études avec un investissement de 96 millions d’euros sur un marché français estimé à 740 millions d’euros en 2003, font actuellement l’objet d’un regain d’intérêt.

1/ L’observation du consommateur : vers une science du shopper ?

1.1 Du consommateur au shopper : du déclaratif à l’expérimental

Face aux limites des techniques centrées sur le questionnement du consommateur, l’observation semble être une méthode adaptée à la nouvelle problématique du marketing, en mettant l’accent sur l’expérimental au détriment du déclaratif. Elles permettent en effet d’observer le consommateur en situation d’acheter. Ce dernier est d’ailleurs requalifié de « shopper », pour le distinguer du simple consommateur ou acheteur. On considère dés lors que l’acte d’achat se détermine en grande partie sur la surface de vente, en fonction des stimuli et du contexte particulier de chaque situation d’achat. On assiste donc à une évolution qui consiste à donner la prééminence au comportement d’achat, en considérant l’acte d’achat et l’acte de consommation comme deux composantes distinctes, bien que complémentaires, qui nécessitent chacune des actions dédiées.
Ce glissement sémantique illustre une évolution de posture du consommateur, dont le comportement se détermine de plus en plus en fonction de l’environnement spécifique dans lequel il se trouve et de l’interaction qui va en résulter. Un nombre important de décisions d’achat se prennent au sein même de la surface de vente, les entreprises ne peuvent donc plus se contenter d’agir sur le consommateur à l’extérieur de cette zone en s’appuyant sur des politiques de communication plus ou moins personnalisées. Elles doivent désormais également accompagner le consommateur au plus prés de l’acte d’achat, devant le linéaire devant lequel sera prise sa décision d’achat in fine.

Afin d’agir sur le consommateur au sien de la surface de vente, encore faut-il observer et analyser son comportement pour comprendre les motivations qui l’animent.

1.2 Le recours à l’observation in situ : Implication du shopper ou observation cachée ?

En fonction des objectifs poursuivis par l’entreprise ou l’institut d’études, on distingue deux techniques d’observation : l’observation simple et l’observation participante.

L’observation simple n’est pas portée à la connaissance du consommateur, à qui on ne demande pas de commenter son propre comportement. Cette technique est notamment utilisée comme moyen de contrôle après la mise en œuvre d’actions mercatiques destinées à modifier le comportement du consommateur sur le point de vente. Cette observation s’appuie généralement sur l’utilisation d’une caméra mystère. Ainsi la société Décathlon, avec l’aide de la société Audirep, a eu recours à cette technique. Des caméras cachés ont été placées en magasin afin de tester l’efficacité de sa communication en linéaire, et vérifier si celle-ci favorisait l’achat d’impulsion et si les consommateurs comprenait ce qu’on voulait leur communiquer.

L’observation participante quant-à-elle repose sur l’implication du consommateur dans le processus de récolte de l’information portant sur son comportement d’achat, cette implication pouvant aller jusqu’au commentaire par le consommateur lui-même de son propre comportement d’achat. Elle permet une plongée en profondeur dans les motivations et stimulations du consommateur. C’est pourquoi elle est plutôt utilisée à des fins exploratoires, afin de redéfinir un nouveau cadre d’action pour orienter les actions mercatiques de l’entreprise.

On peut citer, parmi d’autres, deux techniques d’observation participante :

  • L’observation participante en situation naturelle (in situ) ; une personne formée spécifiquement à ce type d’observation (ethnographe) va observer directement le consommateur en situation d’achat. C’est la méthode utilisée par la société d’études IOD (Institut d’Observation et de Décision) qui a réalisé en 2004 une étude sur la « shopper attitude ». Ils ont fait des études auprès de ce consommateur en état de stimulation d’achat, donc dans un point de vente. Ils ont accompagné et observé le comportement de « shoppers » dans les grandes surfaces durant 1h30 à 2h. Ces derniers ont a posteriori donné des explications sur leur actes d’achat ou de non achat. Cette étude a permis d’identifier 6 types de « shoppers » ( le roi de la combine, le chasseur de prix, la mère admirable, la (parfaite) maîtresse de maison, la fièvre acheteuse, 60 minutes chrono).
  • L’observation des actes d’achat du consommateur à l’aide de caméra, ou l’acheteur filme ses actes d’achat dans le magasin. Grâce à une paire de lunettes équipée d’un micro caméra, le consommateur réalise ses achats, puis dans un second temps commente le film de ses achats. C’est la société d’études « PLM Marketing Research »qui a mis en place cet outil «  obserview in situ « ( 20000 euros l’étude) pour connaître en profondeur le shopper sans la présence d’un observateur.

Conclusion  :

Les études qualitatives prennent une place de plus en plus importante, elles permettent de mieux comprendre un consommateur imprévisible. Les « consumer insight » ou « consumer and shopper insight » managers n’ont d’autre but que de rentrer dans l’intimité du consommateur et pour cela utilisent de plus en plus les techniques de l’observation in situ, que cette observation soit simple ou participante. Pour comprendre les motivations de ce « nouveau » consommateur, on observe en parallèle à l’intérêt démontré pour les techniques d’observation, un recours croissant à des approches « mixtes  », qui reposent à la fois sur une meilleure articulation entre techniques qualitatives et quantitatives, mais aussi sur l’utilisation des sciences humaines pour enrichir l’analyse et faciliter la compréhension du comportement du consommateur.


2/ Des techniques d’études diversifiées pour une meilleure compréhension du comportement du consommateur

2.1 Une diversification des disciplines mobilisées

La pluridisciplinarité est un phénomène à la mode et les études actuelles se basent sur des expériences générées au cours des dernières décennies dans diverses disciplines en sciences humaines : psychologie, sociologie, sémiologie, lexicométrie informatique, biologie sociale...

Les systèmes interprétatifs évoluent, on fait appel aux évolutions des sciences de l’homme, à travers la découverte ou la redécouverte de modèles ou théories non encore exploités : certaines hypothèses anthropologiques reposant sur les rituels, les concepts de l’ethnologie pour observer le comportements des consommateurs en linéaire...

Les études qualitatives n’hésitent pas également à faire appel à des modèles interprétatifs globaux comme l’analyse transactionnelle, la sémiologie, la programmation neuro linguistique et la théorie psychanalytique.

Quant à l’interprétation des résultats, les techniques issues de la linguistique sont utilisées afin de comprendre ce qu’induisent le discours et la structuration des phrases, et des techniques issues de la sémiologie sémiotique afin de comprendre le discours et la place des signes.

Cette diversité dans les modèles d’analyse mobilisés se traduit au niveau des profils recherchés par les sociétés d’études, qui recherchent des chargés d’études ayant à la fois une forte culture technique indispensable pour la mise en œuvre des études, mais aussi une spécialisation complémentaire dans une autre discipline scientifique.

Ce foisonnement et ce brassage observés d‘un point de vue disciplinaire se traduit également sur le plan des méthodes d’analyse mobilisées.

2.2 Des études qualitatives dont la méthodologie se sophistique

D’un point de vue méthodologique, la tendance actuelle est en effet aux approches mixtes (groupes, mini groupes, entretien de consommateurs experts, entretien individuel). Les sociétés d’études n’hésitent pas à compléter les réunions de groupe et/ou interview individuelles par des observations in situ pour être plus efficace, et vérifier ainsi les résultats obtenus au préalable.

Les cas de Kodak et NRJ sont particulièrement illustratifs de cette pratique.

Kodak s’interrogeait sur la pertinence de la segmentation de sa gamme. Pour recueillir la perception des consommateurs, l’entreprise a utilisé une méthode en 2 phases : elle a tout d’abord observé un groupe de shoppers en magasin devant le linéaire sur plusieurs journées (situations réelles), puis elle a utilisé la technique puzzle (situation en laboratoire ou « reconstituée »). Autrement dit, cette méthode a donné au groupe la possibilité de reconstruire un linéaire « image » au moyen d’éléments mis à leur disposition et d’expliquer la logique qui a conduit à cette représentation et lui a permis de comprendre qu’il était resté sur une segmentation industrielle qui ne correspondait plus aux modes de raisonnement des consommateurs dans le point de vente.

Quant à NRJ première radio de France, depuis 20 ans, elle a construit sa marque à travers l’écoute et le dialogue avec les jeunes. NRJ Lab qui regroupe toutes les expertises ressources et outils du groupe pour étudier les jeunes, a mené un projet « youthology 2005-2006 » qui est de réaliser un portait sur les opinions, attitudes et comportement des jeunes, sur des thèmes tels que la famille, l’amour, l’amitié, la société et le monde ainsi que leur pouvoir de prescription et de consommation. Pour ce faire, NRJ a préféré juxtaposer des méthodologies différentes pour le réaliser : 21 experts (sociologues, psychanalystes, éducateurs) ont mené des entretiens semi directifs ; puis 3000 jeunes de 15-25 ans ont répondu à 2 questionnaires on line, l’un qualitatif et l’autre quantitatif, constitués d’une centaine de questions ouvertes et fermées inédites aux regards des études existantes. Cette première étude a été complétée par une phase ethnologique avec l’analyse de plus de 300 photos des lieux de vie de 54 jeunes (des photos de rue et des micro trottoirs), par 3 groupes qualitatifs.

L’exemple de NRJ montre également qu’au-delà de la sophistication des méthodologies d’études, celles-ci reposent sur une articulation renouvelée entre les techniques qualitatives et quantitatives.

2.3 Des approches mixte quali/quanti

Le recours simultané aux deux techniques est certes courant, mais leur association se fait le plus souvent sur le mode de la juxtaposition, une première étape qualitative permettant d’explorer le thème abordé, puis un second volet quantitatif permettant de valider les hypothèses émises.

L’enjeu désormais réside davantage dans l’intégration du qualitatif et du quantitatif, pour permettre l’appropriation de la problématique par l’interviewé en instaurant une complicité, même passagère. On rentre dés lors dans une logique de coproduction des résultats , qui repose sur un échange et une production partagée, et non plus seulement une logique de récolte d’informations.

Une telle évolution passe par des outils et méthodes existants mais qui demandent à être mobilisés différemment (Marc Gilles, RFM n°201). D’après Daniel Bô, fondateur de l’institut QualiQuanti, « la question ouverte n’est pas qu’un aménagement cosmétique. Elle change le sens de la relation à l’interviewé et la nature de ses réponses. Le questionnaire semi-ouvert est plus impliquant pour l’interviewé, qui peut s’exprimer et plus riche pour l’analyste, à condition d’oser une vraie analyse et non une codification rigide » (Marketing Magazine, n°98, p. 68).

Il s’agit donc de combiner différemment des outils existants et d’accorder une attention particulière à la rédaction des questionnaires en dépassant les questionnaires trop binaires (oui/non, jamais/toujours...). Dans ce contexte, l’ergonomie, la scénarisation ainsi que la théâtralisation du questionnaire prennent une importance fondamentale.

Conclusion  :

Les études qualitatives connaissent donc un regain d’intérêt, dans la mesure où elles permettent de se rapprocher de l’ « insight  » du consommateur. Face à la complexification du comportement du consommateur, les société d’études ont donc répondu par une diversification des techniques et méthodologies d’analyse. L’enjeu n’est donc plus tant désormais la maîtrise de ces techniques et méthodologies les unes indépendamment des autres, mais dans la pertinence de leur combinaison au regard de la problématique auxquelles les entreprises, et ce faisant les sociétés d’études, sont confrontées.

Au-delà de l’intérêt renouvelé pour les études qualitatives, les études en ligne constituent une autre évolution (révolution  ?) structurelle qui affecte en profondeur, et de façon parallèle, la fonction études. Dans le troisième article de cette série consacrée à la mutation des études (Le renouvellement des techniques de recueil de l’information sur la demande : l’essor des études en ligne), nous montrerons qu’Internet, s’il est avant tout un outil permettant d’importants gains de productivité pour les sociétés d’études, constitue également un outil permettant de renouveler en grande partie la relation avec le consommateur, et d’enrichir substantiellement l’information récoltée sur celui-ci.

 

Lexique  :

Psychologie  : étude scientifique des faits psychiques.

Sémiologie  : science générale des signes et des lois qui les régissent au sein de la vie sociale.

Lexicométrie  : science de l’analyse du discours.

Sociologie  : étude scientifique des sociétés humaines et des faits sociaux.

Anthropologie  : étude de la dimension sociale de l’homme.

Analyse transactionnelle  : théorie de la personnalité qui repose sur une analyse des états du Moi permettant de comprendre comment les individus fonctionnent et expriment leur personnalité.

Programmation neuro linguistique : méthode de communication qui permet d’identifier le système sensoriel (visuel, auditif, kinesthésique, olfactif, gustatif) de son interlocuteur afin de s’y adapter (synchronisation) par mimétisme comportemental.

Psychanalyse  : Méthode d’investigation psychologique visant à élucider la signification inconsciente des conduites et dont le fondement se trouve dans la théorie de vie psychique formulée par Freud.

Ethnologie  : étude scientifique et systématique des sociétés dans l’ensemble de leurs manifestations linguistiques, coutumières, politiques, religieuses économiques, comme dans leur histoire particulière.

Bibliographie Indicative :

Revues et magazines :

  • Le consommateur change, les études aussi. Etat des lieux après la tempête, Marc Gilles, Revue Française de Marketing, Mars 2005, n°201, 1/5, pp. 111-126.
  • Quelles stratégies pour les marques mondiales ?, Douglas B. Holt, Lohn A. Quelch, Earl L. Taylor, Problèmes économiques, 31 août 2005, pp.2-9.
  • Incontournable quali, A. Michalowska, Marketing magazine, n°81, octobre-novembre 2003, pp. 93-100.
  • Le nouveau quali : opérationnel et stratégique, A. Michalowska, Marketing magazine, n°34, novembre 1998.
  • Le marketing de la production d’expérience : statut théorique et implications manageriales, M. Filser, Décisions Marketing n°28, Octobre-Décembre 2002, pp. 13-22.
  • Les contradictions de l’hyperchoix, S. Peters, Les Echos, vendredi 4 et samedi 5 novembre 2005, p. 16.
  • On a perdu le consommateur de vue, Marketing Magazine, n°89, Octobre 2004.
  • Dossier « La connaissance », Marketing Magazine, n°100, Décembre 2005, pp . 20-29.
  • Le guide des études marketing, média et opinions 2006,Salon SEMO 2005.

Site Internet des associations professionnelles :

www.cesp.org, centre d’étude des supports de Publicité.

www.esomar.org, Association Mondiale des professionnels des études de marchés et des sondages d’opinion.

www.irep.asso.fr, Institut de Recherche et d’Etudes Publicitaires.

www.syntec-etudes.com, Syntec Etudes Marketing et Opinion


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