Les origines et les symptômes de la crise des études (Les études marketing, une fonction en crise, 1/3)

, par Pascal Roos, Valérie Marchand

La démarche mercatique repose traditionnellement sur la connaissance des besoins des consommateurs. Cette connaissance s’acquiert par la mise en œuvre d’études, qualitatives et quantitatives, et permet d’orienter la politique marketing mise en œuvre dans les entreprises. Les études occupent donc une place fondamentale puisqu’elles ont la responsabilité d’éclairer et d’orienter l’utilisation des ressources financières, humaines et matérielles, dont dispose l’entreprise.

Ces dernières années, la capacité des études à comprendre et décrire les besoins et les comportements d’achat des consommateurs a été largement remise en cause. Cette crise, loin d’être conjoncturelle, repose sur une évolution en profondeur du comportement des consommateurs, qui n’est plus aussi facilement captable par les techniques d’études traditionnelles.

I/ Les comportements d’achats et de consommation : un objet d’études en mutation

1.1 Des modes de vie en recomposition

L’efficacité des études marketing est aujourd’hui jugée insuffisante par les entreprises car le comportement de l’individu dans la société, et donc le comportement d’achat du consommateur, a considérablement évolué ces dernières années.

Les modes de vie des consommateurs tout d’abord ont été profondément bouleversés et ne s’inscrivent plus désormais dans une logique linéaire et prévisible. La majorité des déplacements en agglomération sont aujourd’hui non pendulaires (domicile, travail, domicile), et les comportements alimentaires sont désormais plus déstructurés et ambulatoires. Le rituel quotidien des repas à table/assis/en famille/en continu...a largement volé en éclats au bénéfice de modes d’alimentation mobiles / debout / seul / fragmentaires.

A l’intérieur de la cellule familiale également, le lien social a été transformé en profondeur, avec l’émergence d’une part importante de familles monoparentales ou recomposées (1/3 des enfants d’une classe d’âge concernés), conséquence de séparations, remariages et autres formes de compagnonnage qui sont désormais inscrites comme des situations fréquentes. Le lien social se transforme lui aussi progressivement sous l’effet de l’adoption massive des technologies de l’information et de la communication (téléphonie mobile, Internet et leurs dérivés) au quotidien, dans la sphère professionnelle mais aussi personnelle. Ces technologies affectent dans le même temps les modes de consommation, avec notamment l’avènement du commerce électronique, et modifient la nature de la relation entre l’entreprise et le consommateur.

Cet éclatement de la cellule familiale s’accompagne d’une fragmentation des segmentations en terme d’âges et de catégories socio-professionnelles. On assiste notamment à la pérennisation des comportements identifiés jusque-là comme adolescents (les adulescents !) ainsi qu’à éclatement de la strate des seniors, dont une majorité n’est désormais plus exclue (dans les discours, au moins) de la société de consommation et des plaisirs qui lui sont associés. Enfin l’appartenance à une catégorie socioprofessionnelle se révèle insuffisamment discriminante pour différencier le comportement des individus les uns par rapport aux autres, une majorité d’entre eux s’estimant appartenir à une classe dite "moyenne" qui abrite des profils très hétérogènes.

Au-delà de la remise en cause de la famille comme unité sociale de référence, on assiste en parallèle à l’abolition des repères institutionnels et autres codes de référence traditionnels, à travers la contestation, la défiance ou la désillusion croissante à l’égard de la représentation politique ou syndicale, nationale ou européenne. Cette attitude s’accompagne simultanément d’une recherche d’autres ancrages, qu’ils soient régionaux, locaux, communautaires ou encore religieux.

Au final, les grilles de lecture du comportement d’achat des consommateurs doivent évoluer pour être capable de rendre compte des mutations observées. C’est ce défi que doivent relever les études, afin de ne pas perdre la connaissance intime du consommateur, son "insight".

1.2 Des consommateurs et des stratégies marketing de plus en plus globaux

Ces mutations ne se limitent pas exclusivement à un cadre hexagonal. S’il demeure que chaque pays conserve des particularités qui lui sont propres sur le plan culturel, démographique, social...il est indéniable que l’on assiste à une relative convergence des comportements d’achat et de consommation à travers le monde. Mettant en œuvre une stratégie de différenciation retardée qui leur permet de dégager des économies d’échelle considérables, les entreprises à vocation mondiale et les marques "globales" qu’elles distribuent cherchent à comprendre finement les spécificités et les similitudes de chacun des marchés sur lequel elles opèrent, pour s’y adapter plus efficacement.

Un besoin de perspective qui conduit des sociétés comme Reckitt Benckiser (produits d’entretien corporel et ménager avec des marques telles que Woolite, Weet, ou encore Calgon) à choisir des pays d’Asie comme marchés tests sur des nouveaux produits comme la lessive, considérant que ces pays préfigurent ce qui pourront être nos marchés dans 10 ans. Il en va de même avec l’Amérique latine pour les désodorisants.

Les marques globales sont donc engagées dans des stratégies de recherche qui sont elles aussi globales et qui appellent une expertise transversale à l’international, afin de pouvoir apprécier ce qu’il convient d’adapter ou pas sur leurs différents marchés, ou encore d’identifier des marchés à maturité et considérés dés lors comme des laboratoires propices à des études et des expérimentations dont les résultats pourront être appliqués, avec un décalage dans le temps, à d’autres marchés à l’international.

Les études reçoivent donc une double injonction : être capable de décrire et d’anticiper les comportements de façon pertinente au niveau national, tout en prenant en compte l’exigence d’élargissement de cette connaissance et de comparaison à l’échelle internationale.

1.3 La consommation : une valeur en redéfinition

L’évolution des modes de vie s’accompagne d’une redéfinition de la valeur accordée par le consommateur à l’acte d’achat. Un de ses effets les plus visibles est le développement d’un discours de défiance et de méfiance envers la consommation et les stratégies mises en œuvre par les marques. Ces prises de positions s’expriment sous des formes diverses, plus ou moins radicales et institutionnalisées : phénomène anti-pub, no logo, alter mondialistes, développement durable...Cette culture, bien qu’étant encore embryonnaire, s’exprime la encore dans de nombreux pays à travers le monde.

L’émergence d’une telle fronde chez le consommateur découle en grande partie du comportement excessif des marques qui ont eu recours à une rhétorique usant et abusant de superlatifs et de promesses excessives et non fondées pour valoriser leur produit. Cette stratégie, si elle s’est révélée payante pour les entreprises à court terme, a provoqué à force de répétition la déception du consommateur et lui a fait perdre ses illusions sur les produits et les intentions des marques qui les promouvait. En parallèle, l’hyperchoix proposé au consommateur a généré un stress et a provoqué une interrogation des consommateurs sur les fondements même de leurs choix et comportements de consommation (ai-je fait le meilleur choix ?). De ce point de vue, le spectaculaire développement de gammes premier prix et d’enseignes discount en distribution à dominante alimentaire et spécialisée ne fait que traduire l’évolution des consommateurs vers une vision plus utilitariste et désenchantée de la consommation, au moins sur certaines catégories de produits.

En parallèle, l’avènement d’une société de l’information et d’Internet en particulier ont permis l’émergence d’une culture critique partagée à travers l’investissement d’espaces numériques (chats, forums, blogs...) qui ont permis l’émergence d’une conscience collective de défiance vis-à-vis des marques. Ces nouvelles technologies ont par ailleurs contribué à l’évolution des comportements de consommation de l’information elle-même (presse gratuite, lecture fragmentée des quotidiens, podcasting.....).

Désormais, le consommateur est un citoyen plus éduqué et mature dans sa relation avec les marques et l’entreprise. Il sait, plus que par le passé, décrypter les actions mercatiques qui le visent et adoptent un comportement raisonné, parfois qualifié de cynique. Il se défie du discours des marques et est devenu progressivement un acteur plus stratégique dans son comportement d’achat et de consommation. Celui-ci ne peut donc plus être décrit comme étant simplement orienté vers la satisfaction d’un besoin dont il aurait eu au préalable connaissance, puisque l’expression du besoin ainsi que la façon dont le consommateur va le combler sont désormais affectés pas l’histoire singulière de la relation entretenue par l’entreprise avec le consommateur.

Finalement, le consommateur est désormais plus éduqué et plus cynique. La notion d’attente consommateur" et de "besoins latents" sur laquelle est bâtie l’ensemble de la démarche mercatique, s’avère donc moins pertinente car elle omet la dimension stratégique du comportement du consommateur. Le consommateur n’est plus une cible passive : il s’agit désormais de construire avec lui le sens de sa consommation, et plus seulement répondre à un besoin.

II/ Les difficultés des études à rendre compte de ces mutations

Face à l’ensemble des mutations en cours, les limites des techniques traditionnelles de recueil de l’information sur la demande se traduisent de différentes manières.

2.1 Des critères de segmentation dont la pertinence est mise en cause

La démarche marketing dans son ensemble repose sur l’identification de segments de marchés homogènes. Les critères traditionnels de segmentation utilisés par les entreprises sont essentiellement des critères géographiques et socio-démographiques (âge, sexe, profession, situation familiale...). Ces critères ne suffisent plus désormais à synthétiser la diversité des comportements d’achat et de consommation observables chez les consommateurs. Les limites d’une segmentation par l’âge, pour certaines catégories de produits, sont particulièrement révélatrices des difficultés à constituer des groupes de consommateurs ayant des comportements suffisamment homogènes pour que l’entreprise puisse mettre en œuvre une démarche marketing unique à destination de ces cibles : les adolescents sont sommés de grandir, les jeunes adultes (adulescents) sans enfants cherchent à retarder la prise de responsabilités et adoptent des comportements jugés parfois régressifs, alors que les seniors tendent à rester actifs plus longtemps.
Les critères de segmentation traditionnels ne peuvent donc plus à eux seuls synthétiser le comportement des consommateurs de manière satisfaisante et ne délivrent qu’une information partielle sur ces derniers. Au-delà de l’effet de mode, l’émergence de « nouveaux » critères de segmentation basés sur l’appartenance ethnique ou religieuse des consommateurs (Marketing ethnique ou tribal) ont un champ d’application restreint et ne semblent pas en mesure de résumer de façon pertinente les motivations d’achat du consommateur. Il est donc nécessaire de segmenter la demande en s’appuyant sur des critères comportementaux reflétant davantage le comportement d’achat réel des consommateurs afin de garantir l’homogénéité des segments identifiés.

2.2 Un déclaratif insuffisamment prédictif dans les enquêtes par sondage

Au-delà de la difficulté à synthétiser le comportement du consommateur sur un ou quelques critères de segmentation, les entreprises éprouvent des difficultés à anticiper les comportements des consommateurs sur la base des informations recueillies par sondage. Les instituts d’études constatent globalement un écart croissant entre les résultats des études relatives au lancement d’un nouveau produit et la réalité du marché. Ainsi tel produit qui est censé répondre à un besoin latent des consommateurs se révèlera être un échec commercial. Autrement dit les sondés ne disent plus ce qu’ils font et ne font plus ce qu’ils disent. Ceci est d’autant plus préjudiciable que les études quantitatives concentrent 84% du budget des entreprises consacrés aux études (les études quantitatives ad hoc représentent 45% du chiffre d’affaires du marché ; panels, omnibus et études barométriques et continues en représentent 42 % alors que les études qualitatives se partagent les 13% restant).

Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce décalage. Comme nous l’avons souligné plus haut, le comportement individuel est de plus en plus complexe et la capacité des études quantitatives à le modéliser s’en trouve limitée, malgré les sophistications des modèles statistiques mobilisés. Par ailleurs, le principe même des questions fermées prévient toute créativité et enferme le sondé dans un environnement dans lequel il ne se reconnaît pas forcément. Certaines disciplines comme la sémiologie ou l’ethnologie, de plus en plus mobilisées par les instituts d’études, se révèlent d’ailleurs réfractaires à toute tentative de quantification. Enfin certains sondés développent un comportement stratégique, même s’il n’en sont pas nécessairement conscients, qui consiste à rendre moins lisible leurs préférences et attentes, dans un comportement qui s’apparente à de la défiance vis-à-vis de marques ou d’enseignes qu’ils peuvent jugent omniprésentes dans leur quotidien.

Les études quantitatives ne semblent donc plus en mesure de capter la bonne image du consommateur. Il est donc nécessaire de dépasser le stade du déclaratif, d’observer le consommateur dans son milieu, et d’aller dans son intimité (c’est ce qu’on appelle le consumer insight). Il est désormais nécessaire de lire entre les lignes des répondants, de faire émerger la dimension implicite de leurs propos, et donc d’élaborer de nouvelles façons de recueillir les informations permettant de qualifier les besoins et attentes des consommateurs. Pour ce faire, le recours à l’observation représente une alternative crédible au tout quantitatif.

A ce titre, l’exemple de FINDUS est particulièrement illustratif. Devenu leader sur le marché du surgelé en 2004, avec un CA en augmentation de 50 % en 4 ans (il n’occupait que la troisième place du marché en 2000) la marque à su mettre sur le marché des produits simples plus adaptés aux besoins du client en privilégiant une étude d’observation et en remettant en cause ses études basées sur le déclaratif. Celles-ci montraient que le consommateur était toujours intéressé par l’innovation, les nouvelles recettes.... Mais lorsque le consommateur est devant le rayon, il s’avère beaucoup plus conservateur, et achète des produits plus traditionnels, se contentant de recettes simples.

Pour s’approcher de la vérité du consommateur (ou consumer insight selon la terminologie anglo-saxonne), Findus a observé le comportement de l’acheteur de produits surgelés. Il a donc filmé et observé 200 familles venues cuisiner dans le loft Findus (laboratoire d’observation créé en 2003) entre juin et septembre 2003. Ce laboratoire a permis de reproduire un appartement avec cuisine, frigo rempli et le nécessaire pour la préparation du repas, et d’y inviter des familles pour y observer leur comportement de consommation in situ.

Les résultats de cette étude d’observation ont montré que le consommateur recherchait la rapidité de préparation et de cuisson, son premier souci étant de regarder si le produit était micro-ondable ; la qualité et la nouveauté, malgré la motivation affichée, n’étaient finalement pas sa priorité. En conséquence, Findus a fait évoluer sa gamme de telle sorte que l’ensemble des produits proposés soit micro-ondable, pour connaître le succès que l’on sait.

2.3 Un besoin d’harmonisation et de transférabilité des analyses à l’international.

Enfin, pour accompagner la convergence relative des comportements de consommation au niveau international, les entreprises et les marques cherchent non seulement à connaître les besoins et motivations d‘achats dans chacun des pays ou elle sont présentes, mais également de cerner les similitudes et les différences qui peuvent exister entre ces pays. Pour ce faire, elles ont besoin de faire appel à des sociétés d’études dont le champ d’intervention couvre leur présence commerciale à l’international. Le recours à un interlocuteur unique est en effet le garant d’une homogénéité ou pour le moins d’une compatibilité entre les différents outils et techniques utilisées pour le recueil d’informations, dans le dans le but de comparer et d’échanger des informations et des résultats d’études dont le périmètre et le contenu soient comparables.

Cette demande en forte progression a provoqué une vague de partenariats et d’acquisitions pour innover et augmenter les investissements des sociétés d’études à l’international. Ainsi, les 25 premières sociétés d’études réalisent aujourd’hui à elles seules 62% du chiffre d’affaires d’un marché estimé selon Esomar (Association Mondiale des professionnels des études de marchés et des sondages d’opinion) à 21,5Md$. La vague de concentration qui affecte de nombreux secteurs d’activité économique a donc également affectée le secteur des études, avec une ampleur comparable.

Conclusion  :

Face à l’évolution du comportement des consommateurs, les outils de recueil de l’information sur les consommateurs, et notamment les techniques quantitatives, montrent donc de sérieuses limites. A leur tour, ces outils sont sommés de s’adapter et d’évoluer pour continuer à délivrer une information pertinente sur le consommateur.

Dans les deux prochains articles, nous verrons que ces évolutions portent notamment sur le recours plus large aux techniques d’études qualitatives (Le renouvellement des techniques de recueil de l’information sur la demande : vers un rééquilibrage en faveur des techniques qualitatives), mais aussi sur le recours à Internet comme nouveau canal de récolte de l’information (Le renouvellement des techniques de recueil de l’information sur la demande  : l’essor des études en ligne).

Bibliographie Indicative :

Revues et magazines :

  • Le consommateur change, les études aussi. Etat des lieux après la tempête, Marc Gilles, Revue Française de Marketing, Mars 2005, n°201, 1/5, pp. 111-126.
  • Quelles stratégies pour les marques mondiales ?, Douglas B. Holt, Lohn A. Quelch, Earl L. Taylor, Problèmes économiques, 31 août 2005, pp.2-9.
  • Confusion des générations,peut-on encore parler d’âge ?, A. Charpentier et A. Eschwege, Marketing Magazine, n°95, Mai 2005, pp. 7-14.
  • Incontournable quali, A. Michalowska, Marketing magazine, n°81, octobre-novembre 2003, pp. 93-100.
  • Le marketing de la production d’expérience : statut théorique et implications manageriales, M. Filser, Décisions Marketing n°28, Octobre-Décembre 2002, pp. 13-22.
  • Les contradictions de l’hyperchoix, S. Peters, Les Echos, vendredi 4 et samedi 5 novembre 2005, p. 16.
  • On a perdu le consommateur de vue, Marketing Magazine, n°89, Octobre 2004.
  • Dossier « La connaissance », Marketing Magazine, n°100, Décembre 2005, pp . 20-29.
  • Le guide des études marketing, média et opinions 2006,Salon SEMO 2005.

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