L’entreprise doit-elle être gérée dans l’intérêt exclusif de l’actionnaire ? Une réflexion sur « la nature de la firme dans une économie de marché »

, par Milan Vujisic

Au delà d’une « conception agentielle », qui est aujourd’hui la vision dominante, et qui conçoit la firme moderne entièrement subordonnée aux intérêts des actionnaires, ne peut-on légitimement, sur le plan politique pour davantage de démocratie, sur le plan social pour une plus grande sécurité, et sur le plan économique pour plus d’efficacité, prôner une vision « partenariale » de l’entreprise, tournée vers un objectif commun ? Après avoir rappelé la nécessité d’une relecture positive de la théorie néoclassique de la firme, qui a abouti à un renouvellement des théories de l’entreprise, cet article s’efforcera d’exposer les arguments qui nous poussent, selon M. Aglietta et A. Rebérioux, à remettre en question la vision normative du courant théorique, aujourd’hui dominant, selon lequel : « l’entreprise doit être dirigée dans le seul intérêt des actionnaires ».

Les conceptions théoriques de la firme se sont affinées au fil des années grâce à l’apport de plusieurs courants de pensée et de l’analyse économique contemporaine
Paradoxalement, alors que l’entreprise peut être considérée à bon droit comme « cette cellule élémentaire où la richesse se forme et les emplois se créent », dans la théorie néoclassique standard, que ce soit dans le modèle d’équilibre général des analyses de marché ou une grande partie de l’économie industrielle qui s’intéresse aux relations inter firmes, la firme est un « boîte noire » dont on refuse d’analyser la réalité et de voir la complexité de son organisation
Elle est pensée comme un agent passif et un organisme réflexe, plutôt que comme un acteur véritable, pesant sur le cours des choses  : c’est une « firme point », une « firme automate » (Coriat et Weinstein)
Les théories qui vont suivre vont entrouvrir cette « boîte noire » et chercher à répondre à deux séries de questions essentielles :
Pourquoi la firme existe-t-elle ? Pourquoi s’est imposée une forme d’organisation économique distincte du marché, alors même que ce dernier est considéré comme la forme supérieure de coordination des activités et des allocations de ressources ? Cette question est celle posée par R. Coase en 1937, elle sera le point de départ de la reconstruction théorique, elle explique fondamentalement l’existence de la firme par les défaillances de marché et plus particulièrement par les coûts de transactions.
A partir de ce travail initial, d’autres questions liées à la « nature » ou plutôt à l’ « existence  » même de la firme se posent aujourd’hui de manière plus « urgente » : Qu’est-ce que finalement une entreprise, quelle est sa nature ? Comment la caractériser en tant qu’organisation complémentaire au marché ?
N’est-elle que le lieu de rencontre où se noue une relation contractuelle entre agents économiques aux ressources complémentaires ?
Est-elle au contraire une institution à part entière à laquelle peut échoir une finalité et un objectif aux horizons plus « consensuels » ?
Au delà d’une « conception agentielle », qui est aujourd’hui la vision dominante, et qui conçoit la firme moderne entièrement subordonnée aux intérêts des actionnaires, ne peut-on légitimement, sur le plan politique, pour davantage de démocratie, sur le plan social, pour une plus grande sécurité, et sur le plan économique, pour plus d’efficacité, prôner une vision « partenariale  » de l’entreprise, tournée vers un objectif commun ?

Après avoir rappelé la nécessité d’une relecture positive de la théorie néoclassique de la firme, qui a abouti à un renouvellement des théories de l’entreprise, nous nous efforcerons d’exposer les arguments qui nous poussent à remettre en question la vision normative du courant théorique, aujourd’hui dominant, selon lequel : « l’entreprise doit être dirigée dans le seul intérêt des actionnaires ».

I) La firme néoclassique : « Une boîte noire »
II) Le renouvellement des théories de l’entreprise
III) La firme comme nœud de contrats : « L’entreprise libérale  »
IV) Pour une théorie « partenariale » de l’entreprise  : « L’entreprise une institution démocratique »


I) La firme néoclassique : « une boîte noire ».

 
 

A) L’entreprise assimilée au producteur

Le modèle de l’équilibre général donne à la firme une place limitée et une conceptualisation de la firme fort simple, voir simpliste.
Il n’y a pas dans le modèle néoclassique de base, de véritable théorie de la firme élaborée comme un objet d’analyse à part entière.

Le modèle walrasien, forme dominante du paradigme néoclassique se caractérise par les éléments suivants :

  • la recherche des conditions de l’équilibre en situation de concurrence et d’information parfaite. Il existe un système de prix relatifs tels que les réponses individuelles des agents économiques à ces prix sont compatibles avec un équilibre de marché.
  • L’hypothèse d’information parfaite et de rationalité parfaite des agents (homo-oeconomicus), avec pour objectif pour la firme la maximisation des profits.
  • La prééminence donnée à l’analyse de l’échange sur celle de la production.

Dans un tel contexte l’analyse de la firme et du système productif n’est pas une question importante. Ce qui est important c’est le fonctionnement du marché, le jeu du marché, avec pour discours normatif montrer que le marché est infaillible....
Toutes les relations contractuelles passent par le marché et sont constamment renégociées. La coordination des plans des agents est effectuée totalement par le marché. La relation contractuelle entre le producteur et le salarié passe par le marché du travail. De même que l’entrepreneur entre en bourse, le marché des capitaux, pour disposer de ressources financières qui lui permettront de réaliser sa production destinée à la vente.
Finalement la seule fonction de l’entreprise c’est de transformer des inputs en outputs de manière parfaitement efficiente puisqu’il est supposé qu’elles ont une connaissance parfaite (hypothèse très forte) des techniques disponibles et des besoins des autres agents grâce au marché.
Les entreprises ne font que s’adapter à leur environnement dont elles n’ont à connaître que les prix des produits et des facteurs de production que leur fournit le marché. Dans la solution walrasienne, le commissaire-priseur établit les prix à partir desquels les entreprises prennent leurs décisions...
Lorsque chaque individu est doté d’une connaissance parfaite de la situation constatait également F Knight, « toute activité de gestion responsable ou de contrôle de la production devient sans objet...les flux de matières premières et de services productifs, se dirigent de façon automatique vers les consommateurs ».
La firme est ainsi réduit à une boîte noire qui transforme des ressources en biens et services marchands, autrement dit une fonction de production, en s’adaptant mécaniquement à son environnement. Une seule logique la guide : la maximisation des profits, c’est-à-dire l’utilisation optimale des machines et des hommes pour en tirer le meilleur bénéfice.
Ainsi, plutôt que de considérer l’entreprise comme une entité collective, ne serait-ce que composée d’un groupe d’individus aux fonctions d’utilité différente, la microéconomie standard ramène l’entreprise à la seule figure individuelle du producteur, à la fois propriétaire et emblème de l’entreprise.
La firme est traitée non pas comme une institution mais comme un «  agent » sans épaisseur ni dimension et comme un agent passif.
Le producteur a un comportement parfaitement rationnel qui s’exprime dans sa fonction objectif, la maximisation du profit sous les contraintes de ses capacités technologiques. Cet objectif et les contraintes techniques sont des données ; Il n’y a aucune analyse du fonctionnement interne de l’entreprise, qu’il s’agisse des différents individus qui la composent ou des coordinations concrètes d’organisation de la production.

La microéconomie fondée sur ce modèle peut certes beaucoup apporter à l’analyse des marchés et de certains comportements des entreprises mais on ne peut ignorer ses limites pour une véritable compréhension de la firme.
L’objectif de maximisation des profits est-il le seul ?
Peut-on traiter une entité collective comme un agent individuel ?
L’impossibilité de traiter la question de l’entrepreneur est à cet égard significative.

 
 

B) ...plutôt qu’à l’entrepreneur

Curieusement alors que les entrepreneurs sont « les agents économiques qui prennent les décisions dominantes de la vie économique » ils sont absents de la théorie néoclassique. A l’exception d’auteurs, comme Schumpeter, Knight ou Hayek qui se situent en marge du courant dominant, on se trouve confronté à une théorie de la firme qui ignore l’entrepreneur.
Le monde néoclassique du calcul rationnel ne laisse aucune place à l’initiative, à la prise de risque, à l’innovation, que ce soit dans la gestion interne ou dans les politiques de marché.
Dans une économie de marché l’entrepreneur remplie trois fonctions principales (Coriat et Weinstein) :

  • Une fonction d’innovation, selon l’analyse devenue classique de Schumpeter.
    Elle implique que la firme compétitive ne s’adapte pas à son environnement mais vise au contraire à le transformer : à créer de nouvelles combinaisons productives, de nouveaux produits, de nouveaux marchés, de nouvelles formes d’organisations. Le risque est la raison d’être de l’entrepreneur, ce qui légitime le profit comme juste rémunération du risque encouru.
  • Une fonction d’acquisition et d’exploitation de l’information mise en avant par Hayek.
    L’entrepreneur est celui qui doit prendre les décisions dans un contexte de grande incertitude et d’une incertitude non probabilisable, donc de décisions qui ne peuvent relever de méthodes routinières de calculs économiques. Il existe, comme le souligne Kirzner (1973), sur le marché des individus appelés « entrepreneurs  » dont la particularité est de manifester un état de vigilance (alertness) qui leur permet de voir les premiers des occasions non exploitées sur un marché qui apparaissent faussement en équilibre. L’entrepreneur est à l’affût des opportunités offertes par le marché ou par l’Etat (cf. privatisations)
  • «  Supposons, ainsi, qu’un individu A soit disposé à offrir jusqu’à vingt oranges pour une quantité déterminée Q de pommes alors que B, possesseur de cette quantité de pommes, soit prêt à les échanger pour un prix supérieur à dix oranges. Tant que A et B ignorent cette
    opportunité d’échange, une possibilité de profit existe pour tout individu détenteur de cette information : II peut acheter les pommes de B pour un prix (en termes d’oranges) supérieur à 10 et les revendre à A à un prix inférieur à 20.
    Si on élargit l’exemple en considérant qu’il y a plusieurs vendeurs de pommes et d’oranges et plusieurs entrepreneurs « kirznériens  », on comprend comment se réalisera le cheminement vers une situation d’équilibre optimal. Les « entrepreneurs » vont proposer aux vendeurs à bas prix des enchères supérieures à celles qu’ils croyaient possibles et offrir aux acheteurs à prix élevés des tarifs inférieurs à ceux qu’ils s’attendaient à payer. Compte tenu de la concurrence que se livrent ces entrepreneurs, les participants au marché vont acquérir l’information qu’ils étaient incapables de se procurer au départ. Les prix vont évoluer de la même manière qu’ils l’auraient fait si acheteurs et vendeurs avaient été capables de tirer les leçons de leurs propres expériences.
     » (M.  Glais : « Economie industrielle » Litec)
    Le rôle des entrepreneurs est d’une importance capitale pour former une explication correcte du fonctionnement d’une économie de marché.

  • Une fonction d’organisation et de coordination de la production.
    Alors que la théorie néoclassique suppose l’existence d’une fonction de production et des facteurs de production parfaitement définis et connus. Il apparaît que la véritable fonction de la firme suppose la réunion de facteurs en partie mal définis et non offerts par le marché.

II) Le renouvellement des théories de l’entreprise.

Au sein du courant néoclassique, l’économie industrielle jette les premières bases d’une critique de la microéconomie walrasienne. Elle met l’accent sur l’industrie et non sur le marché. Elle fait référence aux conditions concrètes de la production. L’entreprise n’est plus une boîte noire qui se contente de réagir aux signaux envoyés par le marché. On passe progressivement d’agent sans initiative ni épaisseur à des acteurs autonomes mettant en place des stratégies concurrentielles. Mais l’économie industrielle s’intéresse davantage aux relations inter-firmes qu’au fonctionnement interne de celles-ci.
La remise en cause du modèle microéconomique standard de l’entreprise s’est faite en deux temps. Dans les années 60 des tentatives dispersées ont été faîtes pour ouvrir « la boîte noire  » de l’entreprise. Mais c’est surtout depuis les années 80 que les nouvelles théories de l’entreprise émergent.
B. Coriat et O. Weinstein résument les premières réinterprétations de l’entreprise autour de 5 approches faisant partie des théories des organisations :

  • Une première démarche prend en compte le décalage possible des intérêts entre les actionnaires et les managers de la firme. Voie parcourue par Baumol (1959) utilisant les travaux de Berle et Means (1933) sur la séparation entre « propriété et contrôle » dans les sociétés de capitaux. Dans les firmes « modernes » l’hypothèse de maximisation de profit ne pourrait être la seule opérante. L’entreprise poursuit un ensemble d’objectifs, pécuniaires (chiffre d’affaires...) ou non pécuniaires (pouvoir, prestige des dirigeants...) et est ainsi amenée à organiser des arbitrages.
  • La seconde rupture est marquée par les travaux de H. A. Simon, qui remet l’hypothèse de rationalité parfaite des agents en insistant sur la rationalité limitée et procédurale.
  • Dans le prolongement de cette démarche, le courant béhavioriste (Cyert et March 1963) décrit l’entreprise comme une organisation mettant aux prises des groupes aux intérêts multiples (commerciaux, industriels, financiers...) et dans laquelle les processus de prise de décision passent par des séries de médiation (entre bureaux, services, départements,...) pour aboutir au mieux à des solutions « satisfaisantes » pour tout le monde.
  • Les travaux d’Harvey Libenstein sur les types d’efficience constituent une étape supplémentaire. Selon cet économiste, il n’y a pas qu’une seule façon pour l’entreprise d’utiliser les facteurs de production. Des études montrent que des entreprises identiques, utilisant les mêmes facteurs de production, parviennent à des résultats différents. Cela est dû à la qualité de l’organisation mise en œuvre. Ce facteur organisationnel, non pris en compte dans les théories néoclassiques, il l’appelle le « facteur d’efficience X ».
  • Enfin, l’histoire de l’entreprise, notamment à travers les travaux d’Alfred Chandler, Strategy and Structure (1962), The Visible Hand (1977), a également contribué à enrichir la théorie économique de la firme. Tout comme Coase, il décrit l’entreprise comme une institution économique dont la logique est différente de celle du marché ; La firme s’oppose au marché, en substituant la « coordination administrative » à la « coordination marchande », et en instituant un système hiérarchique et centralisé. Chandler identifie deux grandes formes hiérarchiques types qui se succèdent historiquement aux Etats-Unis : la forme U, structure fonctionnelle et la forme M, structure multidivisionnelle.

C’est sur ce terreau d’analyses alternatives que sont apparues dans les années 80 des théories qui renouvellent la vision économique de l’entreprise

 
 

A) Les hypothèses des nouveaux modèles

Un panorama des différentes approches de la nature de la firme met en évidence le fait que celles-ci s’accordent sur le fait de reconnaître que l’élaboration d’une analyse plus réaliste doit prendre en compte une série d’hypothèses évacuées par la théorie néoclassique.

  • Reconnaître que les acteurs du jeu économique prennent leurs décisions en situation d’imperfection de l’information. De plus ils sont bien souvent aux prises avec des situations de transaction où peut exister une certaine asymétrie de l’information.
    Les individus sont pour toutes ces raisons soumis aux tentations d’opportunisme, c’est-à-dire de faire évoluer les termes du contrat à leur avantage.
  • Par ailleurs les acteurs tout en cherchant certes à suivre leur intérêt personnel sont toutefois contraints par le caractère limité de leur rationalité.. Le concept de rationalité limitée élaboré par H.A. Simon signifie que les capacités psychologiques et intellectuelles des individus sont d’abord trop réduites pour collecter et traiter une information riche et complexe. Leurs possibilités de communiquer leurs connaissances sont également limitées par des problèmes de langages et d’évaluations chiffrées.
    La prise en compte de la rationalité limitée rend donc le processus d’apprentissage et de diffusion de l’information déterminant pour le fonctionnement et l’efficacité de l’entreprise.
  • B) Les nouvelles théories de l’entreprise

Le renouvellement théorique de la firme s’appuie aujourd’hui sur plusieurs types d’approches ou plusieurs courants différents. Ainsi plusieurs typologies peuvent être présentées...
En nous inspirant des travaux de Coriat et Weinstein.. Nous choisissons de distinguer deux grandes familles de théories de l’entreprise.

  • Le courant néo-institutionnel qui développe une approche contractuelle de la firme au sens où la firme y est représentée pour l’essentiel comme un système de relations à caractère contractuel entre agents économiques individuels.
    La firme est ici traitée comme un « nœud de contrat ».
    Dans ce courant on distinguera essentiellement les analyses de Williamson et la théorie de l’agence.
    Williamson représentant principal de l’approche par les coûts de transaction est l’auteur qui se situe le plus directement dans la lignée de Coase mais dont il s’éloignera sur le tard.
    La théorie de l’agence constitue le noyau central des nouvelles approches néoclassiques qui visent à reconstruire une théorie de la firme sur une base respectant strictement les principes de l’individualisme méthodologique.
  • Les théories « partenariales » qui développent au contraire une vision « holiste » et institutionnelle de l’entreprise. L’entreprise y apparaît comme une entité en soi, distincte des parties qui la composent. Sa conduite doit être soumise à la recherche d’un objectif commun que l’on ne saurait réduire à l’intérêt d’une des parties.
    « Un partenariat se définit comme une association en vue de mener une action commune »
    Parmi la multitude des théories partenariales, comme les approches cognitives de la firme on peut évoquer :
    • Le courant « évolutionniste ». Selon cette approche, la préoccupation principale de
      L’entreprise n’est pas de maximiser le profit, mais d’abord de survivre, comme tout être vivant dans la théorie darwinienne de l’évolution. Conséquence de cette posture : l’attention est portée sur les processus d’innovation et d’adaptation au milieu, et donc sur les capacités d’apprentissage et d’auto-organisation des entreprises. Ainsi la firme se définit comme un ensemble dynamique de compétences qu’elle a su accumuler de façon tacites ou explicites grâce à des routines ou des programmes d’action bien définis. Une entreprise ne maximise pas ses ressources en se pliant à tout moment à l’évolution des marchés et aux opportunités qui se présentent. Elle ne peut pas changer du jour au lendemain de marché, de procédé de fabrication ou de type d’organisation. Pour les évolutionnistes, les changements tiennent à des opportunités que l’entreprise est capable de saisir.
    • Et les théoriciens de la régulation (Michel Aglietta...) développent une vision plus holiste qu’individualiste de la firme. « Leur contribution principale tient sans doute au fait qu’ils proposent une représentation de la firme compatible avec une problématique macroéconomique. « Quoique sous une forme embryonnaire, la firme « régulationniste  » se présente comme fondement microéconomique de la macroéconomie. Si le régime d’accumulation qui a marqué l’après-guerre aux Etats-Unis et en France et qui a constitué l’objet central de la recherche des théoriciens de la régulation, est désigné comme « fordien », c’est en référence explicite à une forme d’entreprise et à des pratiques d’entrepreneur bien particulières (l’entreprise fordienne  : la ligne de montage, le « five dollars day »...) » (Coriat et Weinstein)

III) La firme comme « nœud de contrats »  : « l’entreprise libérale »

Nous allons présenter dans cette partie les courants dominants de l’analyse économique de la firme : la théorie des coûts de transaction, la théorie des droits de propriété et la théorie de l’agence
L’analyse économique des contrats développée par la théorie de l’agence et la théorie des coûts de transaction permet de comprendre comment les agents organisent et coordonnent leurs activités. Mais cette dernière offre une explication plus large des relations intra-firme que celle fournie par la théorie de l’agence.

 

A) La théorie des coûts de transaction : « l’entreprise comme réseau de contrats spécifiques ».(principalement inspiré de G. Koenig, « Les théories de la firme » )

L’approche néo-institutionnelle des coûts de transaction, essentiellement représentée par Williamson, utilise les apports des institutionnalistes américains des années 20-30 mais elle s’adapte en privilégiant le rôle des contrats.
Le point de départ de la théorie est un article de 1937, écrit par un jeune économiste anglais, Ronald H. Coase, « The nature of the firm ». Dans cet article, l’auteur part d’une simple question : Pourquoi y a-t-il des entreprises ? En effet si l’échange de biens est le moyen le plus efficace et le plus productif pour allouer des ressources, il ne sert à rien à un chef d’entreprise de recruter un salarié, un service de production, un service comptable...Après tout, toutes les fonctions de l’entreprise peuvent-être sous-traitées.
Les transactions sont destinées à coordonner l’activité de production par les marchés ou par les entreprises. L’analyse de leurs coûts permet de justifier la supériorité de l’organisation de cette activité par les firmes sur celle assurée par les marchés. (R.Coase)
Pour Williamson les caractéristiques des contrats qui traduisent les transactions assurant la coordination au sein de l’entreprise dépendent essentiellement de 2 facteurs : la nature de l’environnement (incertain et complexe) et le comportement de ses participants.

 

1) La firme comme réponse aux insuffisances du marché (R. Coase)

Si la coordination des actions et des tâches qui permet d’assurer l’affectation désirée des ressources pour obtenir un niveau de production satisfaisant est réalisée par le marché, elle risque d’entraîner des coûts importants. L’organisation au sein de la firme peut les éviter.
Coase distingue 2 catégories de coûts de fonctionnement du marché. D’une part, les coûts d’utilisation du système de prix (les agents sont obligés de s’engager dans un processus coûteux de découverte du système de prix d’équilibre, ils sacrifient du temps et des ressources pour s’informer et trouver le co-contactant désiré (après multiples tentatives). Et d’autre part, les coûts de négociation et de conclusion des contrats.
La substitution de l’entreprise au marché, comme institution de coordination de la production, se traduit par une internalisation des transactions en instituant, selon Coase, la hiérarchie et l’administration comme mode de coordination
La firme évite les coûts d’information sur les prix et les charges de négociation et de conclusion des contrats. Elle organise les accords autour d’un certain nombre d’agents qui exercent une autorité sur les autres. Ainsi l’intervention de 10 individus qui impliquait 45 contrats dans une coordination par le marché, n’exige que 9 accords passés avec un agent central au sein de la firme (un contrat unique pour une certaine durée, au lieu de conclure une série d’accords ponctuels sans cesse renouvelés).
Mais elle entraîne des charges d’organisation qui ont tendance à augmenter avec la taille de la firme (risques d’erreurs, rigidités administratives, inertie salariale...). La dimension de la firme est donc optimale lorsque les coûts d’organisation de transactions supplémentaires par l’entreprise égalisent les coûts de la réalisation des transactions additionnelles par le marché. Ce raisonnement permet de définir les limites séparant une entreprise du marché et des autres firmes.

Mais pour Williamson le coût de transaction dépend moins du marché que de la nature de l’environnement des décideurs et de leurs comportements.

 

2) Rationalité limitée et contrats incomplets

Dans l’activité de production les relations sont régies par des contrats, qui s’inscrivent dans la durée. Les parties peuvent s’engager dans une suite continue de contrats à court terme. Elles peuvent ainsi tenir compte au moment de chaque renégociation des nouvelles conditions. Mais cela entraîne des coûts de renégociation et de recherche d’informations qui forment dans l’analyse de Coase l’essentiel des coûts de transaction.
Mais les parties peuvent prendre, aussi, des engagements pour les périodes futures dans le cadre de contrats régissant leurs relations pendant une certaine durée. Si les co-contractants ont une rationalité parfaite, ils sont en mesure de préciser tous les évènements pouvant se réaliser et de spécifier à l’avance toutes les réponses qu’ils apporteront à la survenance d’événements futurs. Ces « contrats à long terme » sont donc complets. Ils permettent aux marchés de coordonner l’activité de production sans susciter les coûts de transaction qu’entraînerait l’utilisation de séquences de contrats à court terme.
Cependant, du fait de la rationalité limitée, la spécification complète des contrats contingents devient impossible ou coûteuse. Il devient préférable d’organiser l’activité de production au sein de l’entreprise. Cette solution permet de traiter les problèmes d’incertitude (impossibilité de prévoir la survenance de certains évènements) et de complexité (nombre important d’informations) d’une façon adaptative et séquentielle dans le cadre de contrats incomplets.
En effet, ces contrats incomplets se contentent de définir le cadre général des relations qui doivent se réaliser dans la firme. Ils définissent l’ensemble des règles de décisions et de fonctionnement qui facilitent l’acquisition contingente des informations et leur communication. « L’adhésion des membres de la firme à ces règles permet d’étendre leur rationalité en assurant un langage commun. »
Le caractère général des contrats incomplets permet la réalisation à l’intérieur de la firme de transactions tout en tenant compte d’un volume d’informations beaucoup moins élevé que celui qu’il faudrait considérer pour intervenir sans risque sur le marché. Mais la nature approximative de ces accords peut conduire à des comportements opportunistes dont il convient de se protéger.

 

3) Opportunisme et protection contractuelle

L’analyse économique distingue deux types de comportements opportunistes : un opportunisme lors de la négociation du contrat et un opportunisme au cours de l’exécution du contrat.
Au moment de la négociation, l’une des parties est moins bien informée que l’autre sur les conditions précises des transactions. Il y a asymétrie d’information. Cette situation soulève, tout d’abord, le problème de l’antisélection (sélection adverse). Elle se pose dans les cas où il est difficile d’apprécier les caractéristiques exactes des biens et des services qui font l’objet des contrats. C’est ainsi qu’au cours des négociations d’un contrat de travail, les salariés qui désirent être embauchés connaissent mieux que l’employeur leur capacité exacte de travail (leur productivité). Si l’employeur fixe un salaire identique pour tous, il n’attire que les agents dont la productivité correspond à cette rémunération ou à un montant inférieur. Il risque ainsi d’engager des salariés ayant une productivité très faible et de n’obtenir aucun salarié très productif.
L’aléa moral apparaît, après la conclusion du contrat, lorsque les agents profitent de ce que le contrôle de leur comportement est onéreux, pour ne pas respecter leurs engagements contractuels. C’est le cas des contrats de travail non respectés par les salariés tire au flanc admis également par l’employeur exploiteur.
La protection contre de tels comportements devient centrale. Un savant dosage, selon les circonstances, entre les forces coercitives du marché et celles de la firme permet au système de s’en prémunir. Mais pour Williamson, contrairement à Coase, le marché et la firme plutôt que de s’opposer, se complètent.
En effet, cette protection dont ont besoin les agents économiques peut être assurée à la fois par un degré de substitution important entre les contractants et par des clauses contractuelles.
Ainsi l’opportunisme des contractants risque d’être d’autant moins important que, grâce au marché, leur éviction et leur remplacement par d’autres sont aisés. Pour réduire les comportements opportunistes l’entreprise peut mettre par exemple ses fournisseurs en concurrence plutôt que de se lier à un agent unique par contrat à long terme.
Le degré de substitution entre les contractants dépend de leur spécificité et de celle des biens et services qu’ils fournissent (compétence des agents, localisations et spécialisation des actifs mis à la disposition de l’activité de production...). Un actif est dit spécifique lorsqu’il est propre à une organisation et qu’il est donc difficilement « redéployable » sur le marché. En effet, la spécificité des actifs change radicalement la nature des relations : la transaction ne peut plus être anonyme ni purement instantanée ; il se crée un lien de dépendance durable entre les parties qui implique la mise en place de formes contractuelles originales : intégration à la firme de l’activité considérée ou relation de type intermédiaire entre la hiérarchie et le marché classique : comme la sous-traitance, le partenariat ou les alliances.
Pour lutter contre les comportements opportunistes, les contrats doivent prévoir  :

  • des sanctions pour ceux qui fournissent des informations erronées ou ne se conforment pas à leurs engagements ? clause de garanties, rupture de contrats...Mais les sanctions se fondent sur un mécanisme de vérification des informations et de surveillance de l’exécution des contrats qui comportent des coûts pour la firme (audit...)
  • des mesures pécuniaires ou non pécuniaires incitant les agents à révéler les informations dont ils disposent au moment de la négociation du contrat ou à respecter leurs engagements au cours de leur exécution (primes d’assiduité, intéressement...)
  • Des procédures de renégociation permettant aux agents, victimes de comportements opportunistes de se désengager

Les avantages de ces accords peuvent être illustrés par l’exemple des contrats de travail.

En adhérant à ces contrats les salariés acceptent qu’une autorité de surveillance remplisse les fonctions d’évaluation et de vérification de leur activité. L’existence d’une telle autorité constitue une caractéristique distinctive de l’organisation des relations de travail par la firme par rapport à une organisation par le marché. Cette autorité, qui combat les comportements opportunistes peut mesurer la contribution de chacun et déterminer la juste rémunération de chaque coéquipier. En sachant qu’au cours du déroulement du contrat de travail , ils ont la possibilité d’améliorer leur rémunération sur la base des performances constatées, les salariés à haute productivité sont disposés le salaire moyen commun proposé au moment du recrutement, même s’il est inférieur à leurs prétentions. Le problème de l’antisélection peut ainsi trouver une solution.

Ainsi Williamson offre un cadre analytique qui au delà de l’opposition entre marché et firme, vise à expliquer l’ensemble des configurations institutionnelles qui règlent les rapports économique sur la base d’une théorie des contrats.
« Dans l’optique de Williamson, l’entreprise est caractérisée par l’existence d’instances et de procédures de contrôle du déroulement des contrats dont les particularités résultent des hypothèses de rationalité limitée, d’opportunisme et de spécificité des ressources. »
« Elle constitue plutôt un réseau centralisé et régulé de contrats spécifiques qu’une unité de production. »

Jusqu’en 1975 Williamson, dans la lignée de Coase, développe une conception de la firme qui repose sur une opposition stricte entre marché et hiérarchie. Mais par la suite il s’oriente vers une vision de la firme comme «  nœud de contrats ». Il passe donc progressivement d’une vision hiérarchique à une vision de la firme comme un système de relations entre partenaires égaux, le rapprochant alors des nouvelles conceptions néoclassiques, telles qu’elles sont défendues par la théorie des droits de propriété ou par la théorie de l’agence.

 

B) Droit de propriété et relation d’agence : la nouvelle vision néo-classique de la firme.

La firme doit être traitée comme une organisation complexe, réunions d’individus, qui ont des intérêts et des objectifs personnels différents même s’ils doivent coopérer.
Quelle est la nature des relations qui lient les membres de la firme ?
Quelle est la position des individus et des groupes qui la composent ?
Ces théories ont pour objectif de montrer que l’interaction d’individus libres conduit à un optimum par le choix des institutions qui assurent l’efficience la plus grande pour un état donné des techniques et des préférences.

 

1) La théorie des droits de propriété (Demetz, Alchian, Furubotn et Pejovich)

Elle s’est constituée pour montrer la supériorité des systèmes de propriété privée sur toutes les formes de propriété collective.
La fonction première des droits de propriété privée est de fournir aux individus des incitations à créer, conserver et valoriser des actifs.
Ainsi Demetz (1967) soutient qu’une fonction primordiale des droits de propriété est de permettre l’internalisation des externalités  : en établissant un droit échangeable, par exemple un droit à polluer pouvant être acheté ou vendu, c’est-à-dire ayant le caractère de droit de propriété privée, on internalise un coût ou un bénéfice externe. L’internalisation, permet de restaurer l’efficacité du marché.
Les théoriciens des droits de propriété ont donc cherché à comprendre le fonctionnement interne des organisations en s’appuyant sur le concept même de droit de propriété.
Le but poursuivi par cette théorie est de comprendre comment tel ou tel type de droit de propriété influence tel ou tel type de système économique.
À partir de la séparation traditionnelle des droits de propriété en trois catégories (l’usus qui constitue le droit d’utiliser un bien ; le fructus qui est relatif au droit d’en percevoir les fruits ; et l’abusus qui correspond au droit de vendre le bien), Furubotn et Pejovich ont proposé une typologie des grands types de propriété des firmes («  Le gouvernement d’entreprise », F. Parrat, Dunod). Ainsi :

  • dans l’entreprise capitaliste et entrepreneuriale, l’usus, l’abusus et le fructus sont regroupés entre les mains d’une même personne  : le propriétaire ou l’entrepreneur. Il n’y a donc pas de séparation entre les fonctions de décisions et les fonctions de propriété. Ce qui devrait conférer à l’entreprise capitaliste une plus grande efficacité.
    En effet, dans les entreprises, la production en équipe pose un problème. Le produit est le résultat d’un travail collaboratif, d’une coopération entre différents agents sans qu’il soit possible de mesurer la contribution individuelle de chacun. Cette situation est donc propice aux comportements de passager clandestin (free rider, aléa moral, « tire au flanc »...). Alchian et Demetz proposent qu’un agent, le « moniteur » se spécialise dans le contrôle de la performance des membres de l’équipe. Mais pour inciter cette fois-ci le « moniteur » à veiller à la meilleure utilisation possible des ressources, il faut lui donner un statut particulier : celui d’être à la fois l’employeur (observer, contrôler, changer la composition de l’équipe...), le propriétaire (droit de vendre) et le créancier résiduel qui reçoit le rendement résiduel.
  • dans 1’entreprise managériale (dont l’exemple type est la grande société anonyme au capital dispersé), les droits de propriété sont en revanche démembrés. Le propriétaire possède le fructus et l’abusus (il perçoit tout ou partie des dividendes et possède le droit de vendre ses titres de propriété) alors que le gestionnaire est détenteur de 1’usus du droit de propriété puisqu’il gère l’entreprise au quotidien. Cette séparation des droits de propriété sur la firme est supposée engendrer des conflits d’intérêts entre le propriétaire et le manager non propriétaire car les dirigeants qui ne détiennent qu’une faible part du capital ne cherchent pas forcément à maximiser la richesse des actionnaires. Si le capital est très dispersé, les dirigeants bénéficient d’une plus grande indépendance et les capacités de contrôle des actionnaires sont affaiblies. L’entreprise managériale serait donc moins efficace que la firme capitaliste, puisque la séparation entre le contrôle et la propriété réduit l’efficacité de la firme car l’objectif des managers n’est pas la maximisation des profits et ne conduit pas à maximiser la valeur de marché des actions.
    Mais Alchian soutient que l’idée, selon laquelle les managers guidés par leurs propres intérêts seront conduits à des comportements incompatibles avec les intérêts des actionnaires est logiquement erronée. Selon lui, les contraintes des marchés (travail, capital...) empêchent les managers de poursuivre leurs objectifs personnels.
  • dans l’entreprise publique, l’usus est détenu collectivement par l’ensemble des salariés alors que le fructus et l’abusus sont possédés par l’État ou les pouvoirs publics. Ce type d’entreprise est donc censé être par nature inefficace. Gomez note ainsi que dans l’entreprise publique, « les salariés ont tous ensemble intérêt à ce que l’entreprise progresse, mais pris individuellement, chacun préfère travailler le moins possible » (par rationalité et pas forcément par paresse car il n’y a pas de lien entre le niveau des rémunérations et l’effort accompli).
  • dans l’entreprise coopérative, la propriété est collective et n’est pas cessible. Dans ces conditions, il n’y a pas de véritable propriétaire susceptible de s’approprier l’éventuel profit et donc pas de contrôle efficace sur la gestion. Le fructus appartient collectivement aux salariés et aux dirigeants, il faut donc s’attendre à une inefficacité structurelle de ce type d’entreprise.

Dans le prolongement de la théorie des droits de propriété, la théorie de l’agence va s’attacher à mettre en exergue les mécanismes de contrôle qui, dans l’entreprise managériale, vont permettre de résoudre les conflits d’intérêt entre actionnaires et managers.

2) La théorie de l’agence (Jensen, Meckling, Fama et Klein)

Le point de départ de la théorie de l’agence est donné par un texte publié en 1976 par Jensen et Meckling dans le Journal of Financial Economies. Pour ces auteurs, il existe dans toutes les firmes managériales une divergence d’intérêt potentielle entre les actionnaires et les managers non propriétaires. Les deux parties étant liées par une relation d’agence.
Pour Jensen et Meckling, « il existe une relation d’agence lorsqu’une personne (le principal) a recours aux services d’une autre personne (l’agent) en vue d’accomplir en son nom une tâche quelconque ». Dans le cadre de la relation d’agence actionnaire/dirigeant, le principal (l’actionnaire) va confier l’usus de son droit de propriété à un agent (le dirigeant), à charge pour ce dernier de gérer conformément aux intérêts de son principal. Comme le précise la théorie des contrats, chacune des deux parties a en fait intérêt à participer à l’échange car les actionnaires ont besoin du capital humain possédé par les dirigeants et ces derniers ont besoin des capitaux que détiennent les actionnaires.

La théorie de l’agence appréhende l’entreprise comme un véritable nœud de contrats au sein duquel s’établit l’ensemble des relations entre les différentes parties prenantes
(Les « stakeholders » : parmi lesquels on trouve tous ceux qui ont une créance légitime sur la firme : actionnaires, dirigeants, cadres et salariés, fournisseurs, clients, banques et autres prêteurs, collectivités locales, l’État...). Les théoriciens de l’agence focalisent leur attention sur la relation actionnaires/dirigeants considérée comme source potentielle des conflits d’intérêt les plus importants. Dans cette acception, chaque entreprise va devoir mettre en place un système de gouvernement d’entreprise spécifique pour favoriser l’alignement des intérêts des managers sur ceux des actionnaires. Etant entendu que d’un point de vue théorique, seules les entreprises qui auront su rendre compatibles les intérêts des actionnaires avec ceux des managers sont censées survivre sur le long terme. Les autres, moins performantes, étant amenées à disparaître progressivement. Les théoriciens de l’agence soulignent que lorsqu’un manager est engagé par un actionnaire (ou un groupe d’actionnaires) pour gérer une entreprise, il est impossible de prévoir par contrat l’ensemble des événements susceptibles de se produire dans le futur. Il y a donc incomplétude des contrats.
En outre, le comportement des cocontractants est susceptible de produire les « fameux » problèmes de sélection adverse et de hasard moral (dissimulation des infos ex-ante, modification des comportements ex-post)
Les contrats sont donc par nature imparfaits et incomplets. De plus, les actionnaires n’ont pas toujours la capacité d’évaluer et de contrôler l’action, les résultats et les efforts des dirigeants. Ils sont même tributaires des dirigeants pour l’obtention des informations clés sur les performances réalisées par les entreprises.
Mais surtout, les dirigeants, au centre de toutes les relations entre les stakeholders, bénéficient d’une asymétrie d’information et ont parfois la possibilité de « manipuler » les informations qu’ils transmettent à leurs actionnaires afin de s’émanciper des contrôles qui pèsent sur eux. Par exemple, lorsqu’un dirigeant propose à ses actionnaires un projet d’investissement ou une acquisition, il est particulièrement difficile de savoir par avance si ce projet va se révéler rentable à moyen ou à long terme. Les actionnaires vont donc devoir faire confiance à leurs mandataires.
Les théoriciens de l’agence notent également que les intérêts des actionnaires divergent naturellement car ils n’ont pas la même aversion pour le risque. L’actionnaire détient en effet le plus souvent des titres de plusieurs sociétés afin de diversifier son portefeuille. Il est donc en théorie prêt à accepter localement une prise de risque élevée sans mettre en péril tout son patrimoine. A l’inverse le dirigeant a généralement une propension plus faible à prendre des risques car il concentre la quasi-intégration de son patrimoine humain, financier et relationnel dans la même entreprise.
Comment alors construire un système d’incitation et de surveillance qui conduise l’agent à se comporter comme s’il poursuivait la fonction d’utilité du principal ?
L’entreprise va mettre en place un système d’obligation et de contrôle qui va générer des dépenses et entraîner des coûts monétaires et non monétaires : les coûts d’agence (ils intègrent les dépenses de surveillance et d’incitation, les dépenses engagées par l’agent pour prouver sa fidélité, et la « perte résiduelle  » c’est-à-dire l’écart inévitable entre le résultat de l’action de l’agent et la maximisation du bien être de principal...)
Dans une organisation simple il est plus efficient d’attribuer simultanément la fonction de gestion et la fonction de contrôle aux mêmes agents, créanciers résiduels (ceux qui ont un droit sur le revenu net de l’entreprise) car c’est le meilleur moyen de réduire les coûts d’agence. En revanche dans la firme moderne, les avantages de la spécialisation qui se traduit par la séparation entre la gestion et le contrôle sont nettement supérieurs aux coûts d’agence engagés par un grand nombre de créanciers résiduels. La dispersion du capital social réduit la possibilité et la volonté des actionnaires (trop coûteux) d’intervenir dans les affaires internes de l’entreprise. En conséquence l’équipe managériale jouit d’une grande liberté et d’un pouvoir de facto sur le conseil d’administration.
Mais malgré cette altération de la propriété privée (la séparation entre le contrôle et la propriété) provoquée par le développement des marchés boursiers et la négociabilité des parts sociales et théorisée par Berle et Means en 1932, la théorie de l’agence considère que des mécanismes internes et externes vont permettre, quoiqu’il en soit, un alignement des intérêts du manager sur ceux de l’actionnaire.
Pour les mécanismes disciplinaires internes, il s’agit principalement :

  • du droit de vote des actionnaires lors des assemblées générales
  • du contrôle du conseil d’administration
  • de l’intéressement des dirigeants

Pour les mécanismes disciplinaires externes (« Le gouvernement d’entreprise ». F. Parrat Dunod), il s’agit principalement :

  • du marché financier : si les actionnaires perçoivent que des dirigeants sont opportunistes et/ou qu’ils ne gèrent pas conformément à leurs intérêts, il est probable qu’ils vendront leurs titres pour manifester leur mécontentement (ce qui suppose une certaine efficience des marchés financiers). Les actionnaires votent en quelque sorte « avec leurs pieds ». La baisse des cours étant censée accroître la probabilité d’une prise de contrôle hostile. Les marchés financiers et les menaces d’OPA (offres publiques d’achat) sont donc supposés exercer une pression sur les dirigeants les contraignant à gérer conformément aux attentes des actionnaires.
  • du marché du travail des dirigeants  : comme tous les salariés, les dirigeants sont évalués sur le marché du travail. En théorie, les plus performants sont les plus recherchés et aussi les mieux rémunérés. Les dirigeants étant révocables à tout moment par leur conseil d’administration, il est important qu’ils puissent jouir d’une bonne réputation pour pouvoir se reclasser sur le marché du travail le cas échéant. Cette préoccupation doit les inciter à se préoccuper de leur réputation et donc à gérer conformément aux intérêts des actionnaires.
  • de la concurrence sur le marché des biens et services : si la concurrence est intensive, une entreprise « mal gérée  » devrait voir sa compétitivité se dégrader. Pour survivre dans un tel contexte, une entreprise n’aura d’autres choix que de restaurer sa compétitivité interne. C’est donc la pression de la concurrence qui contraint les managers à gérer convenablement.

Pour la théorie de l’agence les choses sont claires : les relations contractuelles sont l’essence même de la firme. L’entreprise n’a pas d’existence véritable. De même qu’il n’y a pas à se demander qui est le propriétaire d’une firme (alors que la notion de propriété est la figure centrale de la Théorie des droits de propriété, elle est d’emblée écarté par la théorie de l’agence lorsqu’il est question d’entreprise : « Nous rejetons l’hypothèse usuelle selon laquelle l’entreprise a des propriétaires, dans quel que sens que ce soit » Fama (1980)) il n’existe que des individus propriétaires de facteurs de production qui entrent dans des rapports contractuels, dans des relations d’agence
La firme se définit comme un système de relations contractuelles qui visent à gérer les conflits potentiels entre agents individuels et à canaliser leurs comportements dans un sens conforme à l’intérêt des actionnaires.
La firme est ramenée à un ensemble de relations interindividuelles, conformément à l’individualisme méthodologique.
Par ailleurs, qualifier la relation entre actionnaire et gestionnaire de relation d’agence, c’est penser qu’il est du devoir des seconds de répondre aux désirs des premiers. C’est donc penser que l’équipe dirigeante est embauchée, par les actionnaires, avec pour mission première de servir au mieux leurs intérêts.
Finalement, concevoir la firme comme un « nœud de contrats » c’est aboutir à la dissolution complète de la notion de firme comme organisation ou institution différente du marché. Dans ce cas il n’y pas de distinction entre coordination par la firme ou coordination par le marché. La firme n’est qu’une forme de marché, qui grâce à la liberté des relations contractuelles conduit en toutes circonstances au choix du système contractuel le plus efficient. Une sorte d’équilibre spontané du marché.

Nous venons de le voir, le dépassement de la microéconomie standard se fait en introduisant l’imperfection de l’information et surtout l’existence d’asymétrie d’information entre agents. Mais contrairement à Coase qui cherche à percevoir la spécificité de la nature de la firme et sa singulière destinée, la théorie de l’agence en cherchant à entrouvrir la boîte noire la fait complètement éclater. La firme n’existe pas en tant qu’entité à part entière. Elle est l’espace où se tissent des relations contractuelles totalement libres, aboutissant systématiquement à une situation optimale (les intérêts des actionnaires). Elle est une forme de marché, comme le disent explicitement Alchian et Demetz (1972)
Ces théories, on le devine bien, feront l’objet de critiques radicales.
Pour les courants radicaux américains, d’inspiration marxiste, les asymétries d’information ne concernent pas que l’information, les oppositions d’intérêts ne se résolvent pas toujours par des poignées de main mais aussi par des coups de poing. La structure de la firme capitaliste est bien hiérarchique par nature ; elle repose sur l’exercice d’un pouvoir des propriétaires sur les salariés.
Il existe bien sûr d’autres façons de s’opposer au nouveau paradigme néoclassique, en partant par exemple d’une conception de la firme radicalement différente, que Coriat et Weinstein qualifie de cognitive : la firme n’est plus conçue comme un système de gestion de conflits et d’intérêts, mais comme un système de résolution de problème et de création collective. La firme en organisant un réseau stable, dense et pérenne de relations « industrielles » développe un mode d’organisation et de coordination des activités qui lui assure un avantage sur le marché comme mode d’allocation des ressources.
C’est cette conception de la firme que nous entendons maintenant aborder.

IV) Pour une théorie « partenariale » de l’entreprise »  : « l’entreprise une institution démocratique ».
(Principalement inspiré de « Dérives du capitalisme financier  » M. Aglietta et A. Rebérioux. Albin Michel)

La grande majorité s’accorde pour affirmer que le capitalisme est aujourd’hui dominé par la finance de marché. Ce capitalisme financier ou actionnarial a, par ailleurs, pour fondement le postulat selon lequel l’entreprise doit être dirigée dans le seul intérêt des actionnaires.
Pourtant, la réalité n’est pas aussi univoque que celle que d’aucuns voudraient voir triompher. Ainsi selon M. Aglietta et A. Rebérioux, « la liquidité des marchés financiers et le développement de l’épargne contractuelle gérée dans un souci de performance purement financière rendent illusoire le contrôle des entreprises par les actionnaires. L’instabilité chronique de la finance aggrave les carences de ce contrôle. Elle ouvre des opportunités à l’enrichissement personnel des dirigeants, les détournant de leur responsabilité à l’égard du collectif de l’entreprise ».(« Les dérives du capitalisme financier » Albin Michel 2004)
D’autre part, pour remettre le capitalisme dans la voie du progrès social, l’entreprise ne devrait-elle pas plutôt être dirigée comme une institution, où s’élabore une finalité commune à l’ensemble des parties prenantes et non comme un objet de droits de propriété ?

A) Une critique des fondements de la valeur actionnariale.

Hansmann et Kraakman (2001), respectivement professeurs de droit à Yale et à Harvard, annonce « la fin de l’histoire » en matière de gouvernance d’entreprise. Ils constatent que le rôle croissant des investisseurs institutionnels dans la promotion de la valeur actionnariale et l’intensité de la concurrence sur les marchés mondiaux provoquent une convergence dans tous les pays développés vers un très large consensus normatif pour affirmer que les dirigeants doivent agir dans l’intérêt exclusif des actionnaires.
Aglietta et Rebérioux ne font pas du tout le même constat. Selon eux, il ne va pas de soi que le droit (qui énonce ce que la communauté économique et sociale reconnaît comme juste et licite) défende l’idée selon laquelle la seule responsabilité des dirigeants est de défendre l’intérêt des porteurs de fonds propres.
Pas plus qu’elle ne tend à s’imposer à travers le monde, la valeur actionnariale n’est pas un bon principe de gouvernance

1) Relation d’agence et valeur actionnariale

Nous l’avons vu, la théorie des droits de propriété et la théorie de l’agence se sont empressées de relativiser la séparation entre la propriété et le contrôle de l’entreprise constatée par Berle et Means. L’objectif était de réaffirmer la primauté des actionnaires sur les dirigeants. Conformément à une tradition historique, politique et économique très forte aux Etats-Unis où la propriété privée est le vecteur central du développement, les actionnaires sont considérés comme les détenteurs légitimes du pouvoir dans les entreprises. Il s’agissait alors de savoir comment récupérer le contrôle « perdu » dans les sociétés de capitaux ?
Pour la théorie des droits de propriété, la perte de contrôle par les actionnaires doit être minimisée par la prise en compte du rôle disciplinaire des marchés : une gestion par trop défavorable aux actionnaires sera sanctionnée par le marché sous la forme d’un cours boursier déprécié, qui fera peser sur les dirigeants la menace d’une prise de contrôle hostile et qui réduit donc leur marge de manœuvre.
Pour la théorie de l’agence, il faut mettre en place, également, des mécanismes internes de gouvernance d’entreprise et en particulier accorder une attention particulière au Conseil d’administration. Fama et Jensen analysent le conseil d’administration comme un organe dont la fonction est de réduire les coûts d’agence, en assurant au nom des actionnaires la ratification et la surveillance des agissements de l’équipe managériale.
Le conseil d’administration est un instrument disciplinaire et non un organe stratégique accompagnant la direction dans ses choix. C’est ainsi que les récents rapports (les rapports Viénot I et II et le rapport Bouton) sur les codes de bonne gouvernance insistent sur l’indépendance des administrateurs.

L’objectif de la firme se réduit à la maximisation de l’utilité des actionnaires. La firme se comporte de manière optimale lorsqu’elle maximise le bien être des porteurs de fonds propres. Tous les mécanismes (contrôle, contrats incitatifs...) qui permettent d’aligner l’intérêt des dirigeants (aux comportements opportunistes) sur ceux des actionnaires améliore l’efficacité de l’entreprise.

2) Théorie de la firme et valeur actionnariale

Quels sont les fondements théoriques, dans le modèle de l’agence, de cette préférence accordée aux porteurs du capital social  ?
Pourquoi les dirigeants de l’entreprises sont-ils désignés comme les agents, les mandataires des actionnaires ?
Trois arguments économiques ont été avancés pour justifier cette position : La maximisation du profit, la prise de risque et l’incomplétude des contrats.

a) L’argument du profit.

L’objectif d’une firme dans une économie de marché est la maximisation du profit. Si le profit est la rétribution de porteurs de fonds propres, la valeur actionnariale est validée.
Si cette analyse est correcte dans le cas de la firme entrepreneuriale elle est plus problématique dans le cas de la firme managériale.
Dans la firme entrepreneuriale une seule personne cumule les fonctions d’entrepreneur, de gestionnaire, de travailleur et de capitaliste (propriétaire des moyens de production). Le profit vient donc rémunérer toutes ces fonctions d’apport des capitaux, de travail managérial et non managérial et de prise de risque face à l’incertitude immédiate et future des marchés.
Dans le cas de la firme managériale, les fonctions précédentes sont éclatées, la notion de profit se trouble : elle ne désigne plus la rémunération d’un agent en particulier. Différentes parties prenantes à l’entreprise peuvent prétendre à une part du profit comptable, les actionnaires comme les salariés.
Le fait que l’entreprise ait pour objectif de maximiser les profits n’implique pas que l’entreprise doive être dirigée dans l’intérêt exclusif des actionnaires car le profit n’est pas réservé à leur seule rémunération.

b) L’argument du risque

C’est parce que les actionnaires assument le risque de la firme (dans le sens où leur rémunération n’est pas spécifiée ex ante dans le contrat qui les lie à la société) que préséance leur est accordée dans la répartition des pouvoirs et la distribution des revenus.
Mais l’intensité du risque portée par les actionnaires doit être relativisée :

  • Dans le cas des sociétés de capitaux leur responsabilité est limitée.
  • La négociabilité de leur actif et la liquidité croissante des marchés boursiers leur confie une capacité d’exit et de diversification très supérieure à celle des salariés.

Par ailleurs, l’application du principe d’EVA (economic value added  : idée qu’il existe une rémunération minimale de l’actionnaire, à savoir le coût du capital tel que l’évalue le marché) modifie le statut de l’actionnaire. De créancier résiduel, l’actionnaire se transforme, par la grâce de l’EVA, en créancier protégé, la manière des prêteurs. Il acquiert des garanties de retour sur investissement, certes non juridiques mais bien conventionnelles et réelles.
Parallèlement, avec l’individualisation des rémunérations et l’augmentation de la flexibilité du travail, dans un contexte de déséquilibre du marché du travail, le poids du risque porté par les autres parties prenantes (les salariés) ne cesse de s’accroître.
L’idée selon laquelle l’entreprise doit être gérée dans l’intérêt exclusif des actionnaires au motif qu’ils sont les seuls à supporter les risques perd une grande partie de sa pertinence.

c) L’approche des contrats incomplets.

On vient de le voir, pour juger de la position relative d’une des parties, on ne doit pas s’en tenir à la conclusion du contrat qui lie cette partie à la société (où effectivement les actionnaires apparaîtrait comme les créanciers résiduels de l’entreprise et les véritables preneurs de risque) ; il faut également s’intéresser au déroulement effectif de la relation (le versant ex post des contrats) et dans ce cas les positions peuvent changer. L’incomplétude des contrats signifie que les contrats signés ex ante n’épuisent pas toute la relation, les situations futures sont indéterminées et les comportements opportunistes peuvent être le fait du principal comme de l’agent.
Lorsque les contrats sont incomplets, la protection des investissements spécifiques, « faiblement » redéployables, donc risqués, ne peut se faire ex ante par la signature de contrat prévoyant l’ensemble des contingences possibles. Les parties sont alors amenées à mettre en place des mécanismes institutionnels, comme le conseil d’administration qui leur permettra de sécuriser leurs investissements. Zingales (1998) parle ainsi d’ « une approche de la gouvernance d’entreprise par les contrats incomplets ».
Cette approche permet de reconnaître que l’assomption du risque n’est pas le seul fait des actionnaires. Non pas parce qu’il y aurait transfert de risque entre actionnaires et salariés mais parce qu’il y a un risque inhérent au statut de salarié. Ce risque procède d’un mouvement d’accroissement de la spécificité du capital humain.
Quels sont alors les dispositifs qui permettent de protéger de manière efficace les parties qui assument les plus grands risques (actionnaires et salariés), alors que les contrats sont incomplets ? La conclusion des tenants de cette approche est la suivante : les actionnaires, pour leurs investissements financiers doivent être protégés via les droits de contrôle sur le conseil d’administration. Les investissements en capital humain des salariés doivent être sécurisés par le biais de divers mécanismes : un système de promotion défini ex ante, des indemnités de licenciement et des procédures de règlement des conflits internes. La participation au CA n’est pas envisagée. L’asymétrie de traitement a lieu de surprendre ; dans un cas, la reconnaissance d’une faiblesse donne droit au contrôle, dans l’autre, elle se limite à la protection contre l’arbitraire.
Les travaux de Zingales (2000) et de Blair (1999), vont plus loin, ils insistent sur le caractère incomplet des contrats mais aussi sur les synergies qui s’opèrent entre les investissements des différentes parties (capitaux, physiques, humains et financiers)
La firme est conceptualisée comme « un nœud d’investissements spécifiques ». Elle devient une entité où s’organise une pluralité de foyers de création de valeur. Les parties prenantes doivent déléguer leur pouvoir à un tiers indépendant, le conseil d’administration, dont l’objectif est de servir au mieux l’intérêt de l’entité constituée.
En cela, Ils prennent leurs distances par rapport à la valeur actionnariale. Les administrateurs ne sont plus les simples agents des actionnaires ; leurs devoirs doivent s’exercer envers l’ensemble de la firme. Le capital doit être géré dans l’intérêt de l’entreprise elle-même. C’est un point nouveau par rapport à Williamson que développe surtout Zingales en 2000 dans un article intitulé « In search for New Foundations ».
Aglietta et Rebérioux précisent que l’examen des contributions de Zingales et de Blair et Stout révèlent un principe remarquable  : plus l’accent est mis sur l’incomplétude contractuelle, plus la responsabilité des dirigeants s’élargit. Le renforcement de l’incomplétude a pour corollaire l’affirmation du collectif  : d’un mode strictement centré sur les détenteurs du capital social (Williamson 1985), les principes de gouvernance sont d’abord étendus à une gestion collective du capital physique (Zingales 1998, Blair et Stout 1999), pour s’attacher in fine à la protection de l’intégrité de la firme (Zingales 2000). L’extension de l’incomplétude des contrats réduit progressivement la validité d’une analyse contractuelle. Dire que les contrats sont incomplets, c’est reconnaître une place au « hors contrat » dans la coordination, ce qui revient in fine à conclure que la coordination intra-firme échappe pour partie à l’ordre contractuel.

B) Pour une théorie partenariale de la Firme

Selon Aglietta et Rebérioux, Berle et Means peuvent être rattachés à cette tradition qui offre une vision « holiste » de la firme (une nature collective par delà les contrats qui la structure). Leur analyse des mutations de la propriété privée, consécutivement à l’accroissement de la liquidité des marchés des capitaux, les conduit à promouvoir une « autonomisation » de l’entreprise par rapport à ses actionnaires. L’entreprise existe en soi, au delà de l’ensemble des relations interindividuelles qui la compose.
En France la « théorie institutionnelle » développée au sortir de la seconde guerre mondiale offre une lecture très riche de la nature de l’entreprise.
Rappelons que l’entreprise n’existe pas en droit. Seule la société, qui regroupe les actionnaires dispose d’une existence légale, en tant que personne morale. Il en est ainsi car le droit ne reconnaît que le contrat : la firme reste cachée derrière un faisceau de contrats (de société et de travail).
Réagissant à cette absence, différents juristes ont cherché à dévoiler le caractère collectif de l’entreprise.
« La théorie juridique de l’institution » développée en France par Hauriou (1910) analysait une institution comme une activité ou une idée qui s’autonomise par rapport à son créateur. Sa direction est alors soumise à la recherche de l’intérêt général de l’institution. On retrouve l’analyse de Berle et Means pour qui la concentration du pouvoir dans les mains des dirigeants n’est acceptable que si ce pouvoir est finalisé, c’est-à-dire orienté vers une finalité distincte de l’intérêt de ceux qui exercent le pouvoir.
« La théorie institutionnelle de l’entreprise » développée grâce aux travaux de Durand (1947) et de Ripert (1951) considère que l’activité intra-firme repose sur la coopération de ses différentes parties prenantes et que cette coopération tend vers la recherche d’un objectif commun. En conséquence, l’entreprise accuse les traits d’une institution : elle s’autonomise par rapport à ses membres etsa direction doit se fixer pour finalité la recherche de l’intérêt général. Pour Ripert « il est essentiel de rendre la direction indépendante du capital ». On ne doit pas considérer les directeurs et les administrateurs comme des mandataires des actionnaires.

(Rappel : L’approche néoclassique ? réduire l’entreprise à un ensemble de contrats passés entre agents autonomes.
L’approche marxiste se réclame aussi d’une « approche contractuelle » mais sociale et globale centrée sur l’analyse en terme de lutte des classes.
L’approche institutionnelle est une approche holiste, qui accorde le primat à l’entité sur les parties. Mais on lui a reproché d’être une trop « paternaliste » et « communautariste  »)

On vient de voir que l’insistance sur le caractère incomplet des contrats pousse à faire de l’entreprise une entité en soi, dont la conduite devrait être soumise à la recherche d’un intérêt transcendant. Ceci est encore plus vrai pour les approches cognitives de la firme. A la différence de la théorie contractuelle, pour qui l’entreprise est avant tout une structure incitative, ces approches s’intéressent à la manière dont l’entreprise construit, entretient et développe des connaissances productives tacites et collectives. De la qualité de ce processus « cognitif » dépendra la compétitivité de l’entreprise. L’économie de conventions insiste sur les conditions de réalisation de ces processus d’apprentissage collectif (Favereau, Aymard-Duvernay) : la notion de coopération, autour d’un objectif partagé est alors mise en avant. Ce faisant c’est la dimension « partenariale » de l’entreprise qui est soulignée.
« Un partenariat se définit, de manière générique, comme une association en vue de mener une action commune ». (Ce concept, plutôt que le terme « holiste », se trouve au cœur de différentes analyses cherchant à qualifier l’essence de la firme. (Wheeler, Charreaux et Desbrières))
Clairement, l’entreprise n’est pas seulement un partenariat consensuel. Il n’est pas question de nier l’existence de rapports de force, d’asymétrie...Il s’agit de trouver une alternative à la qualification contractuelle de la firme. L’entreprise accuse une dimension partenariale parce qu’elle se développe sur la base sur la base d’une coopération tournée vers un objectif commun.
Il est vrai que le mouvement actuel de précarisation de la main d’œuvre et de déconcentrationducapitalproductif conduit certain à refuser cette approche mais on peut y voir également l’occasion de réaffirmer l’essence partenariale de la firme, qu’on ne peut nier, dans une perspective réformiste.
« Le parti que l’on prend sur la nature de l’entreprise n’est pas dépourvu ni d’incidences pratiques, ni de prolongements politiques. Y discerner une institution est peut-être, en l’état actuel, illusoire ou prématuré. Cependant, nier à l’inverse que convergent en son sein, partiellement au moins, les intérêts de ceux qui lui apportent leurs forces, leurs capacités ou leurs capitaux, ce n’est pas seulement nier une réalité, c’est aussi condamner a priori toute participation institutionnelle, toute organisation sociale de l’entreprise, tout effort pour réaliser en elle, par le moyen d’instances et de mécanismes certes imparfaits mais perfectibles, un équilibre respectueux des intérêts en présence » Catala (1980)

Les conclusions de M. Aglietta et A. Rebérioux sont claires :
La valeur actionnariale et la représentation agentielle de la gouvernance d’entreprise font davantage figure de position de principe que de modèle théoriquement fondé. « Aucun raisonnement économique ne permet de justifier que l’entreprise doit être dirigée dans le seul intérêt de ses porteurs de fonds propres. » L’étude de la création de valeur dans l’entreprise fait apparaître le caractère collectif de ce processus, qui combine un ensemble de ressources spécifiques sous l’autorité des dirigeants et des administrateurs : la direction de la firme doit donc s’exercer dans l’intérêt de l’entité elle même, et non pas dans l’intérêt de l’une de ses parties. La responsabilisation du pouvoir des gestionnaires plaide donc pour une gouvernance distincte de ce que prône la doctrine de la valeur actionnariale, où les dirigeants doivent agir dans l’intérêt strict des actionnaires sous contrôle d’un conseil d’administration exclusivement composé de représentants des actionnaires. Berle et Means (1932) appelaient déjà dans la conclusion de leur ouvrage « The modern Corporation and Private Property », lorsqu’ils diagnostiquaient une altération fondamentale de la notion de propriété avec la liquidité des marchés financiers, à une redéfinition de la nature du pouvoir dans l’entreprise, qui devait s’exercer au nom de l’entreprise comme collectif.
« La valeur actionnariale n’est pas inscrite dans le capitalisme  » : le choix de la liquidité par les actionnaires (les investisseurs institutionnels ne s’impliquent pas davantage dans la stratégie de l’entreprise ; leur seul critère de choix est la rentabilité financière au regard du risque pris) doit logiquement se payer d’un renoncement au contrôle de l’entité créatrice de richesse. L’entreprise doit être « autonome ». « La dimension partenariale de l’entreprise doit s’affirmer : elle se donne à voir comme la réunion de compétences stratégiques, cognitives et financières qui assurent le développement et la compétitivité de l’entité ainsi constituée. Le pouvoir qui revient aux dirigeants et aux administrateurs doit être finalisé, c’est-à-dire exercé au nom de l’intérêt de l’entité, qui à la fois, synthétise et dépasse l’intérêt de ses principales parties prenantes (actionnaires et salariés). »

Bibliographie

«  Microéconomie », G. Abraham-Frois, Economica.
« Initiation à la microéconomie », Bernard Bernier, Henri-Louis Védié, Dunod.
« Introduction à la microéconomie », G. Rotillon, La découverte.
« La nouvelle microéconomie », P. Cahuc, La découverte.
« Les nouvelles théories de l’entreprise », B. Coriat et O. Weinstein, Le livre de poche.
« Les théories de la firme », G. Koenig, Economica Poche
« L’économie des organisations », C. Ménard, La découverte.
« Le gouvernement d’entreprise », F. Parrat, Dunod.
« Dérives du capitalisme financier », M. Aglietta et A. Rebérioux, Albin Michel.

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