L’asymétrie d’information

, par Milan Vujisic

L’asymétrie d’information permet d’analyser des comportements et des situations courantes de l’économie de marché. Le plus clair du temps, on constate que sur un marché, un des deux acteurs dispose d’une meilleure information, il en sait plus que l’autre sur les conditions de l’échange (qualité du produit, travail fourni…). Cela contredit donc l’hypothèse de transparence de l’information du modèle standard de concurrence pure et parfaite. Des individus rationnels qui maximisent leur utilité, sont donc prêts à avoir des comportements opportunistes qui risquent de compromettre le fonctionnement efficace du marché.

  Antisélection et aléa moral

On peut distinguer deux situations d’information asymétrique : d’une part l’antisélection, appelée aussi sélection adverse, où le marché est perturbé par le fait qu’une partie connaît mieux les caractéristiques du bien échangé au moment de la signature du contrat et d’autre part, l’aléa moral qui est une situation dans laquelle une des parties (encore appelée principal) ne peut contrôler l’action de l’autre partie (appelée agent) ou bien n’a pas les moyens d’en évaluer l’opportunité.

L’antisélection L’antisélection est due à un problème d’asymétrie d’information qui se déclare au moment de la signature du contrat (ex-ante). Lorsque les acheteurs observent imparfaitement la qualité de biens qu’ils désirent acquérir, les vendeurs ont intérêt à surestimer la qualité de leurs produits afin de les vendre au prix le plus élevé possible. Les acheteurs ne peuvent donc ni avoir confiance dans les déclarations des vendeurs, ni déduire qu’un prix élevé signifie une bonne qualité. Dans un tel cadre, les vendeurs de biens de bonne qualité, qui valent effectivement un prix élevé, peuvent être dans l’impossibilité de vendre leur produit à leur véritable prix dans la mesure où les acheteurs doutent de sa qualité.

Le prix n’est plus un parfait signal de la valeur du bien, puisque, pour un même prix, il est possible d’obtenir des biens de qualités différentes.

Le prix ne peut plus jouer son rôle d’information. Dans ces conditions le marché concurrentiel ne peut plus fonctionner efficacement. L’agent victime d’un manque d’information risque de sélectionner un produit qui ne correspond pas au prix affiché, ou demande un prix si bas que les bons produits sont retirés du marché.

L’exemple des automobiles d’occasion

Dans un article célèbre (« The market for lemons : Quality uncertainity and the market mechanisms »1970), Akerlof va démontrer que le prix n’est pas nécessairement synonyme de qualité, bonne ou mauvaise selon son évolution. Et pour cela, il prend l’exemple d’un marché de cent voitures d’occasion où cinquante sont des modèles de mauvaise qualité (« lemons ») et cinquante sont des modèles de bonne qualité. Qui connaît la qualité exacte du modèle proposé ? Certainement pas l’acheteur. Seul le propriétaire dispose de l’information. Pour les acheteurs potentiels, l’asymétrie d’information est totale. Quel sera le prix du marché ? Tout laisse à penser que le propriétaire d’un mauvais modèle est prêt à le vendre beaucoup moins cher que le propriétaire d’une voiture de bonne qualité. Si la qualité des modèles est parfaitement identifiée, pas de problème. Par contre, que se passe t-il si l’acheteur est incapable d’estimer la qualité du modèle proposé, asymétrie d’information oblige ?

À cette question, Akerlof répond simplement : en proposant un prix unique, qui pourrait être un prix moyen, le marché permet uniquement la mise en vente des modèles de médiocre qualité. A ce prix, les propriétaires des modèles de bonne qualité se retirent du marché, le prix moyen du marché étant trop faible. L’asymétrie de l’information exclut donc du marché les produits de bonne qualité au profit des produits de moindre qualité. C’est ce qu’on appelle donc l’antisélection ou sélection adverse. « Les mauvais produits chassent les bons »…Ainsi le laisser faire peut avoir des conséquences désastreuses : élimination des bons produits, voire absence d’échange.

Dans ce cadre, une réglementation, assurant la révélation de tout ou partie de l’information, ou encore instituant des procédures de recours efficaces contre les ventes de produits de mauvaise qualité (garantie légale contre les vices cachés), permet d’améliorer le fonctionnement des marchés.

Les effets de l’asymétrie d’information sur le système d’assurance.

Les sociétés d’assurance ne connaissent qu’imparfaitement les qualités intrinsèques des individus qu’elles sont censées couvrir contre un certain nombre de risques.

Si les compagnies fixent une prime d’assurance, supposée couvrir un risque moyen s’appliquant à l’ensemble de la population, elle s’expose à leur tour à un risque évident L’assurance n’étant pas obligatoire, on peut raisonnablement penser que les « faibles risques », trouvant la prime moyenne trop élevée, ne vont pas s’assurer, privant la compagnie de recettes attendues et nécessaires à son équilibre financier. À l’inverse, les dépenses engagées par celles et ceux qui ont décidé de s’assurer (les « hauts risques ») sont beaucoup plus importantes en volume et valeur, que celles retenues dans l’hypothèse d’un risque moyen. Un tel choix conduit donc à la faillite du système.

L’antisélection s’est traduite par l’impossibilité d’assurer un grand nombre de clients potentiels jugeant la prime d’assurance trop élevée par rapport au risque encouru. L’asymétrie d’information privant la compagnie d’assurance de pouvoir proposer des primes différentes selon les types de risques.

Une solution consiste alors à amener les assurés à révéler leurs risques en mettant en place un système de franchise. L’entreprise d’assurance offre des contrats avec des primes d’assurance assez faibles, mais une franchise assez élevé et d’autres contrats avec, au contraire des primes assez fortes et une faible franchise. Les agents à risque faible opteront rationnellement pour les premiers et les agents à risques élevés opteront pour les seconds. Le problème de sélection adverse trouve dans cette situation une solution évidente : payer en fonction du risque encouru. Cette discrimination, effectivement, permet de conserver les bons clients

Dans le domaine de l’assurance santé on peut encore opter pour une autre solution, tout aussi efficace, économiquement, et plus juste, socialement. Il s’agit de rendre l’assurance santé obligatoire et imposer aux moins risqués (les jeunes par exemple) une prime d’assurance plus élevée. Le montant de la prime est alors calculé en anticipant les dépenses globales de santé. Sachant que les plus âgés ont été un jour les plus jeunes, ce n’est pas nécessairement le système le plus « injuste » sur une longue période. Il permet à la fois de contrecarrer les effets pervers de l’antisélection (n’assurer que les hauts risques) et de parvenir à l’équilibre financier (garder les bons clients). Cette solution a par ailleurs d’autres vertus en matière de « justice sociale », celle d’assurer à un « prix raisonnable » les « hauts risques à faible revenu ».

Les effets de l’asymétrie d’information sur le marché du crédit : le rationnement du crédit.

Le banquier, prêteur sur le marché du crédit, ne connaît qu’imparfaitement les risques afférents aux prêts qu’il accorde. En revanche, les emprunteurs connaissent parfaitement la probabilité de réussite de leur projet. Il y a donc une asymétrie d’information qui va provoquer une antisélection. Les banques fixent des taux d’intérêt assez élevés pour leur permettre de se couvrir de la probabilité de tomber sur de « mauvais emprunteurs », mais ces taux risquent de faire fuir les « bons emprunteurs » qui mériteraient des taux d’intérêt plus faibles. Comme les emprunteurs risqués ont une demande de crédit moins élastique au taux d’intérêt, la banque sélectionne involontairement les emprunteurs risqués et se voit dans l’obligation d’augmenter encore ses taux. Il existe un seuil au-dessus duquel l’augmentation du risque est plus forte que l’augmentation du taux. Les intermédiaires renoncent à augmenter leur taux d’intérêt au-delà. Non seulement les emprunteurs à faible risque n’ont pas pu trouver le moyen de financer leurs projets, mais tous les emprunteurs à haut risque n’ont pas réussi à se faire financer car le crédit a été rationné ; le marché s’est clos sans être soldé (égalité entre l’offre et la demande).

L’antisélection induite par l’asymétrie d’information montre que les perdants sont toujours les « bons » produits et les « bons » clients.

L’aléa moral

Dans le cas des phénomènes d’ « antisélection » il a été question des situations où l’asymétrie d’information intervient ex-ante, au moment de la conclusion du contrat, elle concerne la nature et la qualité des biens offerts sur le marché mais il est difficile d’anticiper le comportement de l’acheteur après avoir acheté (ex-post). On parlera alors de « comportement caché », « d’aléa moral » ou de « hasard moral ». Cette absence de connaissance parfaite du comportement après achat conduit à une situation où le marché ne peut être traité de façon globale. Chaque cas devient un cas particulier.

Prenons un autre exemple souvent cité en économie de l’assurance, celui de l’assurance contre l’incendie et le vol. La question qui se pose au nom du « l’aléa moral » est celle de savoir si l’assuré prendra autant de précautions après s’être assuré qu’il en prenait avant pour éviter vol et/ou incendie. L’incitation à se protéger ne se trouve-t-elle pas réduite du fait d’être assuré ? On constate globalement que trop d’assurances favorisent la perte de précautions. Bien évidemment, l’existence d’un comportement caché modifie la nature de l’équilibre par rapport à celui observé là où les comportements sont rationnels et prévisibles. Le risque moral apparaît dans les situations où certaines actions des agents, qui ont une conséquence sur le risque de dommage, sont inobservables par les assureurs.

Mais le développement de l’économie de l’information a conduit à donner une définition plus générale du risque moral. On distingue deux types de situations.

Dans le premier cas, l’individu non informé (le principal) ne peut apprécier l’action de son « partenaire » (l’agent). Celui-ci est donc tenté de se comporter dans son propre intérêt et d’annoncer au principal non informé que les mauvais résultats sont le fait d’événements indépendants de sa volonté. Par exemple, l’effort des travailleurs est généralement imparfaitement observable et ceux-ci peuvent avoir intérêt à profiter de cet état de fait pour « tirer au flanc » et déclarer que les mauvaises performances ne sont pas la conséquence d’un relâchement de leur effort.

Dans le second cas, le principal non informé peut observer l’action, mais ne peut vérifier si elle est appropriée, car il ne peut apprécier les circonstances dans lesquelles le diagnostic doit être établi et la décision d’agir effectivement prise. Cette situation émerge pour tous les services d’experts : les experts disposent d’une information privée dans la mesure où ils sont seuls à pouvoir établir un diagnostic. Ils peuvent donc avoir intérêt à annoncer un diagnostic erroné bien qu’ils choisissent ensuite une action parfaitement adaptée au diagnostic. Par exemple un garagiste peut choisir de remplacer une roue et la poser parfaitement alors qu’une simple réparation du pneu aurait suffit !

Lorsqu’il y a aléa moral, le problème est d’inciter l’agent qui dispose d’une information privée à prendre une décision optimale pour l’individu non informé. Le problème est donc différent de celui rencontré dans le cas d’antisélection, où l’individu non informé doit sélectionner un bon partenaire ou un bon produit. Le moyen de résoudre le problème du risque moral est donc de trouver une procédure incitative, tandis que le moyen de résoudre le problème de l’antisélection est de trouver une procédure permettant d’obtenir une information sur une qualité intrinsèque d’un produit ou d’un individu.

Comme on vient de le suggérer, les problèmes liés à l’aléa moral sont en général étudiés dans le cadre de modèles « principal-agent ». Dans de tels modèles, le principal (en français : le mandant) est l’individu qui mandate, contre un paiement, l’agent (le mandaté) pour effectuer une tâche stipulée dans un contrat. Le principal est confronté à un problème de risque moral lorsqu’il observe imparfaitement l’action entreprise par l’agent (action cachée) ou lorsqu’il ne connaît pas l’action qu’aurait dû entreprendre l’agent afin d’agir dans l’intérêt du principal (information cachée). Le problème du principal est de trouver une procédure qui incite l’agent à agir dans l’intérêt du principal.

Le principal peut proposer un contrat qui stipule un paiement en fonction d’un résultat, et éventuellement d’une information transmise par l’agent. En fait le principal a un éventail de choix beaucoup plus large. Il peut notamment choisir d’investir dans des techniques de contrôle direct de l’action des agents (elles ne sont pas infaillibles), il peut aussi imposer des contrats qui instaurent une compétition sur les résultats, ou encore de proposer aux agents de collaborer pour une longue période (la durée de la relation permet de mieux connaître l’effort moyen fourni par l’agent).

Le résultat central de l’économie de l’information est l’inefficacité économique de l’échange et de la concurrence lorsqu’il existe des coûts d’acquisition de l’information. Les agents qui disposent d’un avantage informationnel bénéficient généralement d’un avantage dont ils vont chercher à profiter de manière indue.

  Asymétrie d’information et marché du travail

L’asymétrie de l’information permet d’expliquer pourquoi l’économie de marché conduit, contrairement à ce qu’enseigne la théorie traditionnelle, à une situation de chômage involontaire.

Asymétrie d’information et chômage involontaire

Appliquée au marché du travail l’asymétrie d’information aboutit à différents types d’analyse des comportements rationnels des agents. On regroupe sous les termes de salaire d’efficience l’ensemble des travaux (Shapiro, Stiglitz, Akerlof…) qui étudie le lien entre le niveau du salaire d’un individu et celui de sa productivité (salaire->productivité). Il existe plusieurs explications possibles d’une relation croissante entre salaire et productivité, en ce qui nous concerne nous n’en retiendrons que deux.

Dans la relation qui le lie à ses salariés, l’employeur a le souci d’obtenir de ceux-ci le plus haut niveau de productivité possible. Or les actions des employés sont imparfaitement observées par l’employeur (aléa moral). Dans cette situation, l’employeur doit imaginer un système salarial incitatif, empêchant les attitudes de tire-au-flanc, afin d’atteindre les objectifs qu’il s’est fixé.

Une autre explication suppose qu’un chef d’entreprise n’observant qu’imparfaitement les caractéristiques des individus qu’il embauche (risque d’antisélection), pourrait pratiquer une politique de « hauts salaires » afin d’attirer dans son entreprise les meilleurs éléments de la population active.

Compte tenu de toutes ces asymétries d’information (information cachée et action cachée), le chef d’entreprise, soucieux d’inciter l’employé à plus d’effort, fixe un niveau de salaire qui obéit à des impératifs d’efficacité productive et non à une logique de marché résultant de la confrontation d’une offre et de demande de travail. Dans le cas où l’offre de travail est supérieure à la demande de travail des entreprises, l’économie se trouve dans une situation de chômage involontaire dans la mesure où il y a des offreurs de travail qui ne trouvent aucune entreprise prête à les embaucher. Dans cette situation, les firmes pourraient songer à baisser les salaires, mais alors le niveau d’effort de chaque employé ne serait plus optimal. Plus exactement, pour chaque entreprise, le gain occasionné par une baisse de salaire serait annulé, et même au delà, par la diminution de la productivité individuelle. Au total, le marché du travail se trouve dans une situation stable d’équilibre de sous-emploi où le salaire est rigide à la baisse.

Cela dit, les employeurs peuvent également améliorer l’efficacité de leurs employés sans leur verser de hauts salaires. Par exemple, des rémunérations augmentant avec l’ancienneté permettent de stabiliser la main d’œuvre, ou d’inciter les travailleurs à fournir un effort élevé en présence d’aléa moral. Les politiques salariales des entreprises n’ont alors plus de raison d’entraîner du chômage involontaire. Les problèmes d’incitation et de stabilisation de la main d’œuvre auxquels sont confrontées les entreprises peuvent néanmoins contribuer à exclure des travailleurs faiblement productifs de l’emploi.

La théorie des signaux d’Arrow (1973) et Spence (1974) Compte tenu de l’asymétrie d’information sur le marché du travail, qui entraîne l’ignorance des caractères personnels des candidats et candidates, les entreprises peuvent s’appuyer sur des signaux, comme le diplôme, pour sélectionner le bon candidat. A tort ou à raison, le bon candidat sera celui « signalé » par un diplôme. On peut supposer que les individus qui ont de fortes capacités, et qui donc sont plus productifs, obtiennent des diplômes plus facilement, c’est-à-dire à des coûts plus faibles. Les « bons » individus sont donc prêts à consacrer un investissement en éducation plus important que les autres individus pour obtenir un diplôme qui leur permettent de signaler leur qualité aux employeurs.

La formation n’a donc pas comme objectif unique d’accroître la productivité individuelle par l’amélioration du capital humain, mais elle a aussi celui de fournir au marché un signal sur la qualité de l’individu qui postule pour un emploi. Cependant ce signal a pour conséquence, d’exclure de ce même marché les non diplômés ou les mal diplômés (diplôme non reconnu ou mal reconnu), ce qui conduit là encore à accroître le taux de chômage, et ce quelles que soient les prétentions salariales de ces derniers.

Pour Spence, on peut généraliser le raisonnement à d’autres produits. Ainsi la publicité serait un autre signal, de ceux qui croient en leur produit, et qui sont prêts à engager pour eux des dépenses publicitaires. Les vendeurs de voiture d’occasion peuvent offrir une garantie qui sera un signal de qualité. Dans tous les cas, la théorie de signaux vient faciliter le choix garant d’une meilleure productivité ou d’une meilleure satisfaction, rendu difficile par l’absence de transparence et par l’asymétrie d’information.

Pour aller plus loin :

  • « Découverte de la microéconomie », Cahiers Français, n°254.
  • « Initiation à la microéconomie », Bernard Bernier, Henri-Louis Védié, Dunod.
  • « Introduction à la microéconomie », G. Rotillon, La découverte.
  • « La nouvelle microéconomie », P. Cahuc, La découverte.
  • « Economie du travail, la formation des salaires et les déterminants du chômage » P.Cahuc et A. Zylberberg De Boeck Université.

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