Aujourd’hui, dans la plupart des pays développés, les banques centrales, qui sont en charge de la politique monétaire, sont indépendantes des gouvernements ; c’est notamment le cas de la Banque centrale européenne (BCE) et de la Réserve Fédérale américaine (FED). Or, il semble établi que la politique monétaire menée par A. Greenspan, lors de son dernier mandat de gouverneur de la FED, serait une des causes de la crise économique et financière dite des subprimes. En effet, en maintenant les taux directeurs à des niveaux assez bas, il aurait contribué à la formation d’une bulle immobilière et financière, puis aurait ensuite favorisé son éclatement par le resserrement des conditions de crédit à partir de 2006, justifié par le retour de tensions inflationnistes. Dans ces conditions, il est possible de douter de l’aptitude d’une banque centrale indépendante à mener une politique monétaire limitant l’amplitude des cycles économiques.
La banque centrale est l’institution en charge de la politique monétaire. Par l’intermédiaire de ses taux directeurs, elle contrôle la masse monétaire. On lui attribue traditionnellement trois fonctions principales : émettre la monnaie fiduciaire, assurer la supervision du système financier et jouer le rôle de prêteur en dernier ressort en cas de crise systémique.
La notion d’indépendance appliquée à la banque centrale recouvre à la fois une dimension politique et une dimension économique. L’indépendance politique traduit l’absence d’interférence du pouvoir politique sur les décisions prises par la banque centrale mais aussi l’absence d’influence de celui-ci sur l’organisation institutionnelle de la banque centrale, notamment sur la nomination et la révocation des dirigeants, sur les statuts de la banque centrale, etc … [1]. De plus, la longueur du mandat du gouverneur de la banque centrale ainsi que la nature des responsabilités qui lui sont confiées sont un indice de cette indépendance politique.
Quant à elle, l’indépendance économique traduit à la fois le libre choix des objectifs fixés (quantifiés ou non) et des instruments utilisés par la banque centrale mais aussi l’impossibilité de financer le déficit budgétaire des gouvernements par la création monétaire [2].
Pour opérationnaliser la notion d’indépendance de la banque centrale, les économistes ont tenté de la mesurer à l’aide de différents indicateurs, dans le but de pouvoir apprécier la performance relative des différentes banques centrales dans la conduite de leur politique monétaire. Il est traditionnellement distingué une mesure de :
- l’indépendance légale de la banque centrale, réalisée principalement dans la littérature économique à l’aide de deux indices : l’indice GMT, du nom de ses concepteurs Grilli, Masciandaro, et Tabellini (1991), qui mesure l’indépendance politique et économique de manière binaire et l’indice de Cukierman (1992), plus complet et plus précis en ce qu’il évalue en continu le degré d’indépendance ;
- l’indépendance réelle de la banque centrale qui tente d’évaluer l’indépendance effective, et non a priori, de la banque centrale, à l’aide d’indicateurs comme la faible fréquence de changement des gouverneurs de banque centrale ou encore l’absence de cycles électoraux. Ces deux indicateurs constitueraient la preuve d’une indépendance plus marquée de la banque centrale.
Par ailleurs, la question de l’indépendance des banques centrales se pose ici sous l’angle de l’impact qu’elle aurait sur les politiques économiques, qui peuvent être définies comme l’ensemble des instruments dont disposent les pouvoirs publics pour atteindre certaines finalités à long terme, les principales étant d’assurer le bien-être maximum pour les générations présentes et futures, de garantir la solidarité nationale et de limiter les inégalités sociales.
Il est coutume de distinguer les politiques conjoncturelles qui visent à réguler l’activité économique en poursuivant les quatre objectifs principaux mis en évidence dans le « carré magique » de N. Kaldor (croissance économique, plein-emploi, stabilité des prix et équilibre du commerce extérieur), et les politiques structurelles qui visent à agir sur les caractéristiques fondamentales de l’économie (garantir la concurrence et la liberté des prix, améliorer la compétitivité des industries…). Le sujet nous amène naturellement à focaliser notre attention sur les politiques budgétaire et monétaire, donc sur le versant conjoncturel des politiques économiques, et notamment sur leur efficacité que nous appréhendons comme leur capacité à atteindre les objectifs qu’elles se fixent.
Au départ, l’indépendance des banques centrales, qui s’est très largement généralisée depuis le début des années 1990, surtout dans les pays développés, est un choix guidé par la volonté d’améliorer la conduite de la politique monétaire. Mais quelles sont les conséquences en termes de politique budgétaire de ce choix ? Est-il pertinent si l’on conçoit la régulation conjoncturelle comme le fruit de l’interaction entre les politiques budgétaire et monétaire et non pas comme un cloisonnement de celles-ci ? L’indépendance des banques centrales permet-elle vraiment d’améliorer l’efficacité de la politique économique conjoncturelle ?
Nous présenterons dans un premier temps les avantages théoriques supposés de l’indépendance des banques centrales en termes de politiques monétaire et budgétaire. Puis, dans un second temps, nous pointerons du doigt les limites de cet arrangement institutionnel quant à la capacité de la politique économique à réguler efficacement l’économie.
I- L’indépendance des banques centrales est censée, en théorie, améliorer l’efficacité des politiques économiques
Les fondements théoriques de l’indépendance de la banque centrale partent de l’idée qu’une politique monétaire aux mains des gouvernements n’est pas dynamiquement efficace (A). Rendre indépendante la banque centrale permettrait non seulement de redonner de l’efficacité à la politique monétaire mais aussi à la politique budgétaire (B).
A) A la base, l’inefficacité de la politique monétaire aux mains des gouvernements
On peut faire reposer le point de départ de l’analyse théorique menant à la proposition que l’indépendance des banques centrales est un arrangement institutionnel souhaitable du point de vue de l’efficacité de la politique économique sur la critique de Lucas (1976). Il est le premier à avoir mis en évidence le fait que les anticipations des agents économiques s’adaptent aux politiques économiques menées, qui en retour doivent elles aussi s’adapter. Ainsi, toute politique économique discrétionnaire menée par un gouvernement générera une adaptation du comportement des agents qui viendra conditionner son efficacité, celle-ci dépendant de la nature des anticipations des agents (anticipations extrapolatives, adaptatives, rationnelles…). Cette critique a ouvert la porte à deux débats différents concernant la politique économique, et plus précisément la politique monétaire : celui concernant l’opposition entre politique de règle et politique discrétionnaire, et celui concernant l’indépendance de la banque centrale.
L’approche de Lucas, et avec lui des Nouveaux Classiques, a mis en difficulté la conduite par les gouvernements d’une politique monétaire discrétionnaire efficace. Supposons que les deux principaux objectifs d’un gouvernement soient l’emploi et la stabilité des prix. Dans ce cas, le gouvernement peut utiliser la politique monétaire pour chercher à atteindre l’un ou l’autre de ces objectifs. Notamment, dans le cadre de la courbe de Phillips revisitée par Solow et Samuelson (1960), il existe un arbitrage possible entre inflation et chômage. Or, dans la version de la courbe de Phillips augmentée des anticipations (Friedman, 1968), cet arbitrage n’est possible qu’à court terme en cas d’anticipations adaptatives (les agents sont alors victimes d’illusion monétaire) et, à long terme, la politique monétaire perd son efficacité. On retrouve alors la dichotomie Classique entre sphère réelle et sphère monétaire, avec un retour au taux de chômage d’équilibre mais avec un niveau d’inflation plus élevée. Certains comme Sargent et Wallace (1975) vont même plus loin en montrant, sous l’hypothèse d’anticipations rationnelles des agents qui prennent leurs décisions en se basant sur toute l’information disponible et connaissent les « lois » traduisant le fonctionnement de l’économie, et de parfaite flexibilité des prix, qu’une politique monétaire expansionniste n’est jamais efficace. En effet, les agents anticipent parfaitement l’annonce des gouvernements et adaptent instantanément leurs comportements. On retrouve la neutralité de la monnaie même à court terme. Pour Sargent et Wallace, seule une politique discrétionnaire visant à surprendre les agents économiques pourrait être efficace à court terme pour rétablir l’arbitrage inflation-chômage. Mais ce type de politique ne fonctionnerait qu’une seule fois, les agents « sanctionnant » le gouvernement en élevant définitivement leurs anticipations d’inflation. On se retrouve alors face au problème d’incohérence temporelle des décisions de politique économique mis en évidence la première fois par Kydland et Prescott (1977) : dans ce cas, la politique économique qui maximise le bien-être social à court terme ne serait plus celle socialement optimale à long terme. Barro et Gordon (1983) ont appliqué ce raisonnement à la conduite de la politique monétaire. Pour eux, le gouvernement serait tenté de « tricher » en menant une politique monétaire plus expansionniste que celle qui lui permettrait de respecter la cible d’inflation annoncée au départ. Une fois les salaires nominaux fixés par négociation collective entre les partenaires sociaux, ce type de « surprise » permettrait de diminuer à court terme le niveau des salaires réels, et donc le chômage, au prix d’une inflation un peu plus élevée. Cependant, à plus ou moins long terme, selon que les partenaires sociaux formulent des anticipations rationnelles ou non quant à la « stratégie » menée par le gouvernement, cette politique perdrait de son efficacité et se traduirait par un niveau d’inflation beaucoup plus élevé, pour un taux de chômage revenu à son niveau naturel. Ainsi, en l’absence de pré-engagement de l’Etat quant à une règle stricte de politique monétaire, les tensions inflationnistes seraient plus importantes et plus fréquentes.
Dans la vision que nous venons de présenter, c’est la manière dont est mise en œuvre la politique monétaire, son caractère discrétionnaire, qui pose problème. Or d’autres économistes ont mis en avant que le problème pouvait aussi venir du fait que ce soit le gouvernement qui gère la politique monétaire. Pour Nordhaus (1975) mais aussi Alesina et Roubini (1993), c’est l’existence de cycles électoraux qui justifierait de confier la politique monétaire à une banque centrale indépendante afin d’éviter la mise en œuvre de politique monétaire déstabilisante. Pour le premier cité, les gouvernements choisiraient de mener, à l’approche des élections, des politiques monétaires accommodantes afin de réduire le chômage et ainsi faciliter leur réélection. Une fois celle-ci acquise, ils se lanceraient dans une politique de rigueur afin de réorienter les anticipations d’inflation à la baisse. Cet enchaînement traduit les politiques de stop and go que les gouvernements de certains pays comme la France et le Royaume-Uni ont menées de 1945 au début des années 1970. Pour Alesina et Roubini (1993), ce serait davantage l’alternance politique entre des partis de gauche « pro-emploi » et des partis de droite « anti-inflation » qui expliquerait l’existence de ces cycles électoraux. Ces deux interprétations conduisent à la même conclusion : la politique monétaire dans les mains des gouvernements ne peut être conduite efficacement.
Confier la politique monétaire à une banque centrale indépendante du pouvoir politique et lui affecter comme unique objectif la stabilité des prix est apparu comme la solution la plus à même de redonner de l’efficacité à la politique monétaire, compte tenu des deux problèmes évoqués précédemment [3]. On peut noter à ce stade que d’autres solutions ont été proposées, notamment celle de Rogoff (1985) pour qui la nomination d’un gouverneur de banque centrale ayant une très forte aversion à l’inflation (plus forte en moyenne que celle de la population) pourrait permettre d’assurer la crédibilité de la politique monétaire et garantir la stabilité des prix, sans rendre nécessaire l’indépendance de la banque centrale ni le recours à une politique de règle. Dans la pratique, cette solution n’a pas été perçue comme étant substituable mais plutôt complémentaire à l’indépendance de l’institut d’émission de monnaie. Nous allons maintenant expliquer les raisons de la plus grande efficacité supposée des politiques monétaires par une banque centrale indépendante.
B) Les avantages attendus de l’indépendance des banques centrales
a. En termes de politique monétaire
Que ce soit en raison de l’incohérence temporelle de ses décisions ou de sa propension à générer des cycles politico-économiques, un gouvernement aurait une tendance naturelle à gérer peu efficacement la politique monétaire, eu égard à l’objectif de stabilité des prix. Il serait à l’origine d’un biais inflationniste provenant de son incapacité à ancrer les anticipations des agents économiques privés à un niveau bas. C’est ce manque de crédibilité du gouvernement que le transfert de la politique monétaire à une banque centrale indépendante est censé pallier [4]. En effet, la théorie prête à une banque centrale indépendante la crédibilité qu’un gouvernement n’a pas concernant la gestion de la monnaie. Par cette décision, non seulement le gouvernement se « lie les mains » quant à la possibilité de créer de l’inflation surprise mais, de plus, le fait de ne confier à cette institution qu’un unique objectif de stabilité des prix vient drastiquement réduire la tentation de chercher à relancer l’économie réelle au prix d’une inflation plus forte. Si l’on ajoute que, le plus souvent, est nommé à sa tête un gouverneur assez conservateur, on comprend qu’une banque centrale indépendante contribue à réduire et à stabiliser l’inflation. Or, contenir la hausse générale des prix permet de limiter les perturbations qui affectent les agents économiques lorsqu’ils prennent leurs décisions d’épargne, de consommation et d’investissement.
Cet argument, qui repose sur les fondements théoriques évoqués plus haut, a été testé empiriquement dans un certain nombre de travaux, le plus connu de tous étant celui d’Alesina et Summers (1993). En régressant des indicateurs mesurant l’indépendance des banques centrales sur des variables réelles (le chômage, la croissance économique, les taux d’intérêts réels) et monétaire (l’inflation), ces derniers trouvent que si l’indépendance des banques centrales se traduit par de meilleure performance en termes de stabilité des prix (inflation moyenne plus faible), en revanche, elle n’aurait aucun impact sur l’économie réelle en longue période. On retrouverait donc empiriquement la dichotomie entre sphère réelle et monétaire, qui viendrait légitimer, en retour, le choix d’attribuer à la politique monétaire le seul objectif de stabilité des prix [5]. Il ressortirait donc de cette analyse qu’avoir un instrument unique dédié à un seul objectif de politique économique constituerait un avantage certain.
Si ces travaux s’accordent à montrer qu’une banque centrale indépendante est mieux à même de maîtriser l’inflation sans influencer les variables réelles, il existe cependant un canal par lequel celles-ci pourraient se trouver impactées par la politique monétaire, et qui permettrait d’améliorer l’efficacité de la politique monétaire en termes de croissance économique. En effet, la crédibilité des banques centrales contribuerait aussi à la modération des taux d’intérêt nominaux et réels à long terme. Pour atteindre la même cible d’inflation, les marchés financiers exigeraient une « prime de risque » plus faible, ce qui se traduirait par un niveau de taux d’intérêt plus faible propice à stimuler l’investissement productif, source de croissance, sous l’hypothèse, bien entendu, que l’économie n’ait pas atteint son taux de croissance potentielle. La politique monétaire pourrait donc permettre d’atteindre simultanément les objectifs de stabilité des prix et de croissance économique. Son efficacité s’en trouverait donc améliorée. De même, cela permettrait de rendre moins coûteuses les politiques de désinflation tout en augmentant, en retour, la légitimité de l’indépendance de la banque centrale (Blinder, 2000). Au-delà de ce premier effet, l’indépendance de la banque centrale peut aussi influencer la politique budgétaire restée aux mains des gouvernements.
b. En termes de politique budgétaire
L’indépendance de la banque centrale permettrait principalement d’améliorer l’efficacité de la politique budgétaire en ce qu’elle inciterait les gouvernements à une plus grande discipline budgétaire. En effet, l’indépendance politique est souvent accompagnée de l’interdiction du financement monétaire du déficit et de la dette publics. La banque centrale ne peut plus faire fonctionner la « planche à billets » (c’est-à-dire augmenter la masse monétaire) pour alléger le poids réel de la dette publique (on qualifie cette pratique de seigneuriage). En effet, l’inflation peut contribuer à faire baisser la valeur réelle de la dette si le taux d’inflation est supérieur au taux d’intérêt nominal. Dans ce cas, le taux d’intérêt réel devient négatif ce qui allège mécaniquement le poids de la dette en réduisant le service de la dette. La perte de cet instrument comme moyen de faire face à un endettement excessif devrait conduire les gouvernements à plus de prudence et de modération dans la mise en œuvre de leur politique budgétaire. Cela d’autant plus que la banque centrale peut aussi jouer un rôle actif et « faire payer cher » les gouvernements dispendieux en relevant ses taux directeurs. Ce jeu non coopératif entre gouvernements et banque centrale aurait tendance à venir renforcer le côté disciplinant de l’indépendance de la banque centrale en termes de politique budgétaire. L’efficacité de celle-ci reposerait entièrement sur l’obligation qu’auraient les gouvernements de garantir la soutenabilité de la dette et de se constituer des « réserves » en période faste afin de conserver des marges de manœuvre en période de récession.
Bénassy-Quéré et Pisani-Ferry (1994) ont cherché à vérifier empiriquement l’impact disciplinant de l’indépendance des banques centrales sur les finances publiques. En régressant des indicateurs d’indépendance de banque centrale sur le solde primaire (déficit public hors charge d’intérêts), ils confirment a minima l’influence positive d’une banque centrale indépendante sur les dérapages budgétaires des gouvernements : les pays ayant connu une forte hausse de leur solde primaire sont ceux dont les banques centrales sont faiblement ou moyennement indépendantes, alors que les pays ayant respecté une certaine discipline budgétaire sont plutôt ceux côtoyant une banque centrale indépendante (à l’exception du Japon).
A l’issue de cette première partie, il semble donc que les arguments théoriques appuyant l’idée d’une indépendance des banques centrales comme facteur d’amélioration des politiques économiques conjoncturelles soient aussi confortés par quelques travaux empiriques dont les résultats sont cependant à prendre avec précaution. A ce titre, la situation de la zone euro, où l’indépendance de la banque centrale européenne (BCE) coïncide avec des situations budgétaires peu reluisantes pour certains pays membres, apparaît comme un contre-exemple amenant à s’interroger sur les limites de l’indépendance des banques centrales comme vecteur d’efficacité des politiques économiques au niveau budgétaire, mais pas uniquement.
II- Les vertus de l’indépendance des banques centrales connaissent certaines limites
La décision de rendre la banque centrale indépendante du pouvoir politique n’est pas exempte de limites et ne garantit donc pas nécessairement une amélioration de l’efficacité des politiques conjoncturelles. Tout d’abord, ce choix organisationnel repose sur un certain nombre d’hypothèses dont on peut discuter la pertinence et qui pourraient conduire à en relativiser l’intérêt (A). D’autre part, certains arguments et certains faits peuvent amener à remettre en question l’efficacité de l’indépendance réelle des banques centrales en termes de régulation macroéconomique (B).
A) Les limites liées aux hypothèses sous-jacentes à l’indépendance
Les fondements théoriques de l’indépendance de la banque centrale vis-à-vis du pouvoir politique reposent sur l’idée que l’inflation est exclusivement un phénomène monétaire, qu’une politique de règle est bien plus efficace qu’une politique discrétionnaire pour la maîtriser, mais aussi et surtout, qu’elle trouve son origine dans l’existence de cycles électoraux.
a. L’inflation comme un phénomène exclusivement monétaire et ses limites
Selon la formule de M. Friedman (1963), l’inflation serait « toujours et partout un phénomène monétaire ». Les théories préconisant l’indépendance de la banque centrale comme moyen d’assurer la stabilité des prix ont adopté cette position consistant à supposer, à plus ou moins long terme, la neutralité de la monnaie et l’existence d’une dichotomie entre sphère réelle et sphère financière. Or, il ne faut pas oublier que derrière cette idée se cache l’hypothèse implicite de plein emploi des facteurs de production, hypothèse qui n’est pas toujours satisfaite. Un équilibre de sous-emploi est en effet une situation possible, notamment pour les économistes keynésiens. Par conséquent, dans le cas où une économie n’aurait pas atteint son niveau de croissance potentielle, une politique monétaire discrétionnaire, qu’elle soit menée par une banque centrale indépendante ou bien même par un gouvernement, pourrait affecter l’économie réelle et réduire le chômage.
Dans le même ordre d’idée, lorsqu’une banque centrale indépendante suit une politique de règle dans le domaine monétaire, comme la BCE qui s’est fixée comme objectif de ne pas dépasser un taux d’inflation annuel moyen de 2%, elle se trouve démunie face à un choc d’offre. Par exemple, en cas de choc d’offre négatif, à l’image des deux chocs pétroliers de 1973-74 et 1979-80 qui ont tiré vers le haut les coûts de production, donc les prix, et réduit le niveau d’emploi, une politique de règle est inefficace car elle conduit à assurer la stabilité des prix au détriment d’une plus grande variabilité de la production et de l’emploi. Ce type de politique se traduit dans ce cas par une plus faible adaptabilité de l’économie (Mourougane, 1998) [6]. En revanche, une politique discrétionnaire entretenant l’ambiguïté sur la priorité à accorder aux objectifs de croissance économique et de stabilité des prix retrouve de l’efficacité, même si elle rend possible l’apparition de cycles politico-économiques.
b. Les causes politiques de l’inflation et ses limites
La décision de rendre indépendante la banque centrale repose fondamentalement sur l’idée que la compétition électorale est un des principaux déterminants de l’inflation. En effet, nous avons vu que les travaux de Nordhaus (1975) puis d’Alesina et Roubini (1993) préconisaient ce choix organisationnel pour mettre fin à l’existence de cycle électoraux, générateurs d’une grande instabilité des prix. Accorder une place prépondérante aux déterminants politiques impactant la conduite de la politique monétaire, en mettant au second plan les autres facteurs traditionnellement retenus pour expliquer l’inflation (rôle de la demande, des coûts, de facteurs structurels comme les structures de marché…), est un peu réducteur. Cela contribue finalement à limiter la portée des résultats et donc les cas où l’indépendance de la banque centrale correspond à une solution réellement pertinente. De plus, comme le met en avant Steiner (2003), cela revient à considérer que la démocratie, en tant que régime politique marqué par un fort degré de compétition électorale, possède un biais inflationniste. Pour lui, cela pose problème à deux niveaux. Premièrement, réduire la compétition électorale a peu de chances d’avoir un effet significatif sur l’inflation. Historiquement, les régimes dictatoriaux des généraux d’Amérique latine dans les années 1960-70 ont connu un haut niveau d’inflation. Deuxièmement, cela revient à placer l’origine d’un des principaux déséquilibres macroéconomiques hors du champ de l’économie.
Par ailleurs, un autre élément de l’argumentaire conduisant logiquement à l’indépendance de la banque centrale comme solution à la stabilité des prix pose problème. En effet, principalement dans le modèle de Barro et Gordon (1983), mais aussi dans tous les modèles qui font reposer l’indépendance de la banque centrale sur l’incohérence temporelle de la politique monétaire, on retrouve l’idée qu’une fixation des salaires nominaux par négociation collective entre les partenaires sociaux, pourrait déboucher sur une boucle prix-salaires inflationniste, en raison du comportement opportuniste des gouvernements. Or, une telle représentation du mode de fixation des salaires réels peut aussi paraître réductrice. Dans les faits, certains syndicats, notamment allemands et japonais, ont apporté la preuve que les négociations collectives pouvaient conduire à une certaine modération salariale, dans le cadre d’une politique générale de désinflation compétitive. De plus, certains économistes (Hall, 1994 ; Hall et Franzese, 1998) sont venus appuyer ces faits empiriques en mettant en évidence le rôle des négociations collectives comme mécanisme permettant de limiter les tensions inflationnistes. Enfin, les travaux de l’École de la régulation ont donné un rôle différent aux négociations collectives, en insistant sur l’importance du rapport salarial, et de sa relation avec le système financier en vigueur, comme forme institutionnelle permettant d’assurer l’équilibre du régime d’accumulation. Pour eux, le rapport salarial correspond à l’arbitrage conflictuel qui existe entre, d’un côté, l’amélioration du niveau de vie des travailleurs et le nécessaire soutien à la demande, et de l’autre, le maintien du taux de profit par compression des coûts, notamment salariaux. Ils mettent en avant que, dans le cadre d’un régime d’accumulation dominé par une finance libéralisée, qui favorise intrinsèquement une inflation basse et stable au détriment de l’accumulation du capital, le rapport salarial apparaît comme un contrepoids permettant d’assurer l’équilibre d’un tel régime. On sort alors de la logique déstabilisatrice des négociations collectives. Aux limites provenant des hypothèses sous-jacentes à l’adoption d’une banque centrale indépendante comme solution au biais inflationniste occasionné une politique monétaire gérée par les gouvernements, viennent s’ajouter celles reposant sur les conséquences de l’indépendance réelle des banques centrales, notamment en termes de crédibilité, de transparence et de policy mix.
B) Les limites liées à l’exercice de l’indépendance
Si l’indépendance de la banque centrale semble, en théorie, garantir une plus grande efficacité des politiques monétaire et budgétaire, dans la pratique, son indépendance réelle peut présenter certaines limites ayant trait à la crédibilité et à la responsabilité démocratique de l’institution (A) mais aussi soulever certains problèmes relatifs à la coordination des politiques économiques conjoncturelles (B).
a. Les limites liées aux questions crédibilité et de responsabilité
L’un des arguments justifiant l’indépendance de la banque centrale serait la capacité de cette dernière à garantir la crédibilité de la politique monétaire, c’est-à-dire d’ancrer à un niveau bas les anticipations d’inflation à moyen/long terme des agents économiques. Or, rien ne garantit que le transfert à la banque centrale de la politique monétaire élève automatiquement la crédibilité de cette dernière. Dans les faits, d’ailleurs, il existe des contre-exemples à la relation négative entre le degré d’indépendance des banques centrales et le niveau d’inflation : celle-ci ne serait pas vérifiée pour les pays en développement ni pour certains pays développés comme la Belgique, le Danemark ou encore le Japon, ce dernier ayant connu depuis 1945 une inflation relativement faible et stable alors que sa banque centrale est loin d’être indépendante du pouvoir politique. De plus, Barro (1995) ne trouve pas de lien statistiquement significatif entre indépendance des banques centrales et stabilité des prix pour l’ensemble des pays à l’échelle mondiale.
Il existe différents moyens pour rendre crédible la politique monétaire menée par la banque centrale : nommer un gouverneur de banque centrale fortement averse à l’inflation (Rogoff, 1985), miser sur la transparence (« annoncer la politique menée et mener la politique annoncée », par exemple en affichant clairement la règle suivie ; rendre public les débats du conseil des gouverneurs…) [7], mettre en place un contrat incitatif liant la rémunération du banquier central à l’atteinte des objectifs fixés (Walsh, 1995)… [8]
La banque centrale peut aussi chercher à améliorer sa réputation en pratiquant une politique très restrictive ayant pour objectif d’envoyer un signal fort aux agents économiques, pendant une durée plus ou moins longue, afin d’orienter leurs anticipations d’inflation vers la cible souhaitée. Cette politique de désinflation visant à asseoir la crédibilité de la banque centrale pourrait se révéler très coûteuse en termes de croissance et d’emploi (ratio de sacrifice élevé). Or, par effet d’hystérèse (Phelps, 1972), cette hausse du chômage à court terme pourrait se transformer en une hausse durable du chômage. La crédibilité de la banque centrale peut donc avoir un coût macroéconomique non négligeable.
On peut noter au passage que le niveau de crédibilité accordé à la banque centrale concernant sa capacité à stabiliser les prix dépend fortement de la conception que l’on se fait de la monnaie. Si l’approche en termes de monnaie exogène, selon laquelle la banque centrale maîtrise totalement la masse monétaire, est compatible avec l’idée d’une politique monétaire apte à contenir l’inflation, ce n’est plus vraiment le cas dans l’approche en termes de monnaie endogène, selon laquelle la masse monétaire est fortement influencée par la demande de monnaie des agents qui est plus ou moins stable.
Par ailleurs, une politique monétaire trop restrictive dans un contexte où le gouvernement fait face à un niveau de déficit et d’endettement très important peut avoir un effet contreproductif sur la crédibilité de la banque centrale. En effet, les agents économiques anticiperont que cette politique n’est pas tenable à long terme, et qu’en aggravant la situation des finances publiques, elle se condamne à engendrer un niveau d’inflation élevée. Non seulement la banque centrale ne gagnera pas en crédibilité mais le niveau d’inflation anticipée a de grande chance d’augmenter, ce qui risque de se traduire par un effet opposé à celui recherché.
Surtout, de manière générale, assigner principalement aux banques centrales l’objectif de stabilité des prix et ne percevoir l’inflation que comme un phénomène monétaire pose deux questions. Tout d’abord, celle de la définition de la monnaie et de sa mesure par les agrégats monétaires, qui a été bouleversée par les innovations financières ayant permis d’accroître le degré de liquidité d’un certain nombre d’actifs. Mais aussi celle des variables devant intégrer l’indice des prix servant de base au calcul de l’inflation : faut-il continuer d’exclure de l’indice des prix ceux de l’immobilier par exemple ? A ce titre, déconnecter l’objectif de stabilité des prix à la consommation de celui plus général de stabilité financière peut déboucher sur ce que certains nomment le « paradoxe de la crédibilité » (Borio et al., 2003). La crédibilité des banques centrales qui parviennent à maintenir l’inflation à un niveau faible, peut conduire à un excès d’optimisme de la part des agents économiques et donc à un excès de liquidité poussant à la hausse les prix de l’immobilier et le cours des titres boursiers. Si l’inflation reste maîtrisée, l’instabilité financière s’accroît sans que la banque centrale n’y prête vraiment garde jusqu’au jour où, en raison de l’effet richesse transmettant l’euphorie des marchés financiers et immobiliers à l’économie réelle, les anticipations d’inflation remontent justifiant un resserrement de la politique monétaire. Ici, c’est la crédibilité de la politique monétaire qui génère une instabilité du système économique débouchant avec retard sur une hausse de l’inflation.
Enfin, au-delà de la problématique relative à la crédibilité d’une banque centrale indépendante, il convient aussi de s’interroger sur le degré de responsabilité démocratique de cette dernière, nécessaire contrepartie de son indépendance. En effet, l’indépendance ne doit pas consister à concentrer le pouvoir monétaire dans les mains d’une institution, sans contrôle politique, et encore moins sans l’obligation de rendre des comptes aux citoyens ou à leurs représentants. Le libre choix laissé à la banque centrale dans la définition de ses objectifs et des moyens pour y parvenir devrait s’accompagner logiquement d’une justification ex post de la politique menée, indépendance ne devant pas signifier irresponsabilité. Sur cette question, la BCE semble faire preuve d’un déficit démocratique, notamment vis-à-vis de la FED. En effet, si cette dernière doit rendre compte annuellement de sa politique devant le Congrès des Etats-Unis, qui a de plus le pouvoir de modifier ses statuts, la BCE n’a véritablement de compte à rendre à personne, y compris au Parlement européen. De plus, les pays membres de l’Union européenne ont laissé la BCE quantifier seule l’objectif de stabilité des prix, ce qui ne serait pas conforme aux exigences démocratiques et pourrait nuire à sa crédibilité (Fitoussi, 2002). Cet exemple illustre bien l’idée que derrière l’indépendance des banques centrales se cachent des réalités diverses qui rendent moins automatiques la meilleure performance en termes de régulation macroéconomique de ce type d’arrangement organisationnel. Par ailleurs, la déconnexion totale entre l’autorité monétaire et les autorités budgétaires pourrait contribuer à relativiser encore davantage cette idée.
b. Les limites liées au “policy mix”
L’indépendance de la banque centrale s’accompagne le plus souvent du choix de fixer la stabilité des prix comme objectif principal (voire unique pour la BCE, par exemple) de la politique monétaire. Il en résulte donc une séparation claire des objectifs relevant de la politique monétaire et de la politique budgétaire : à la première, la lutte contre l’inflation ; à la seconde, la croissance économique et le plein-emploi. Or, le fait de dédier un instrument à un objectif particulier se traduirait, pour certains économistes, non seulement par une perte de marges de manœuvre pour la politique économique mais aussi par un poids trop grand accordé aux variables nominales, notamment en cas de récession économique accompagnée d’une faible inflation (Le Cacheux, Mathieu, Sterdyniak, 1992).
De plus, l’indépendance de la banque centrale peut aussi poser un problème en termes de coordination des politiques économiques conjoncturelles puisque les politiques monétaire et budgétaire relèveraient alors de deux entités différentes. Or, en l’absence de coopération entre la banque centrale et le gouvernement, un jeu non coopératif peut s’instaurer et déboucher sur un policy mix sous optimal. Ce serait par exemple le cas si la banque centrale et le gouvernement jouaient un « jeu de la poule mouillée » (ou “chicken game”) dans lequel la banque centrale pratiquerait une politique monétaire restrictive afin de pousser le gouvernement à un certaine discipline budgétaire, alors que ce dernier serait engagé dans une politique budgétaire expansionniste. Non seulement, les effets de ces deux politiques se compenseraient, ce qui empêcherait une relance efficace de l’économie, mais cela dégraderait très rapidement les finances publiques si le niveau des taux d’intérêt réels était supérieur au taux de croissance de l’économie (effet « boule de neige » de la dette créé par un accroissement du service de la dette) [9].
Enfin, la configuration institutionnelle de la zone euro, où la politique monétaire unique est gérée par la BCE et les politiques budgétaires menées par les gouvernements des dix-sept pays membres, rend encore plus complexe la question de la coordination des politiques conjoncturelles. En effet, pour mettre en œuvre une politique monétaire adéquate, la BCE est dans l’obligation de tenir compte des situations économiques et budgétaires de chaque pays membre. Or, Jean-Claude Trichet doit composer avec des économies dont la synchronisation des cycles conjoncturels n’est pas garantie et dont la convergence réelle est loin d’être assurée. Cela rend délicate la gestion de la politique monétaire au sein de la zone euro, particulièrement en l’absence de mécanisme de coordination efficace : échec du Pacte de stabilité et de croissance, relative inefficacité des Grandes orientations de politique économique (GOPE) décidées par le Conseil de l’Union européenne, difficulté des politiques structurelles à rapprocher des économies aux caractéristiques différentes….
Au final, si un certain nombre d’arguments semble plaider pour l’indépendance de la banque centrale comme arrangement institutionnel permettant de rendre plus efficace la politique monétaire (la crédibilité de la politique monétaire permettant d’orienter les anticipations d’inflation à la baisse) et la politique budgétaire (notamment car l’absence de financement monétaire du déficit public incite à la discipline budgétaire), il existe cependant certaines limites qui pourraient questionner l’avantage que présenterait l’indépendance des banques centrales en termes de régulation conjoncturelle. Des limites théoriques telles que le problème de coordination des politiques monétaire et budgétaire, le manque de souplesse à cause de l’attribution ex ante d’un instrument à un seul objectif, ou encore l’hypothèse réductrice d’une inflation perçue uniquement comme un phénomène exclusivement monétaire. Mais aussi des limites empiriques assez bien illustrées par l’exemple de la Banque du Japon (BoJ) qui, bien que peu indépendante du pouvoir politique, a connu de bonnes performances en termes de maîtrise de l’inflation.
Mais au-delà de cette problématique, il convient aussi de s’interroger sur le véritable degré d’indépendance des banques centrales dans les pays développés, même pour les banques centrales ayant administré la preuve de la crédibilité de leur politique monétaire comme la BCE ou la FED. Sont-elles vraiment indépendantes lorsqu’elles jouent leur rôle de prêteur en dernier ressort comme dans le cas de la dernière crise systémique dite des subprimes ? Le phénomène bien connu d’aléa moral entre elles et les banques de second rang ne vient-il pas amoindrir de fait leur degré d’indépendance, en tout cas vis-à-vis des acteurs privés ? Plus récemment encore, la BCE est-elle vraiment indépendante lorsqu’elle accepte de financer la dette grecque, mais aussi irlandaise et portugaise, en assouplissant les conditions auxquelles elle accepte comme « collatéral », en contrepartie des liquidités fournies, les « titres pourris » (junk bonds) attachés à la dette souveraine de ces pays, cela sous la pression des gouvernements européens et du Fonds monétaire international (FMI) ?
Bibliographie :
- Agnès BÉNASSY-QUÉRÉ et Jean PISANI-FERRY (1994). Indépendance de la banque centrale et politique budgétaire. CEPII, Document de travail n° 94-02.
- Jérôme CREEL et Jacky FAYOLLE (2002). La banque centrale et l’union européennes : les tribulations de la crédibilité. La revue de l’OFCE, 83bis : 211-244.
- Frédéric LARCHEVEQUE et Jean-Pierre TESTENOIRE (2005). Les enjeux de l’indépendance des banques centrales, Économie et Management, n°114.
- Annabelle MOUROUGANE (1998). Indépendance de la Banque centrale et politique monétaire : application à la Banque centrale européenne. Revue Française d’économie. 13(1) : 135-197.
- Yves STEINER (2003). Le coût réel de l’indépendance de la banque centrale : économie politique comparée de la Deutsche Bundesbank et de la Banque du Japon dans les années soixante-dix. Université de Lausanne, Institut d’études politiques et internation
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