Depuis quelques semaines, un certain nombre d’éléments semblent signaler que les économies européennes progressent sur le long chemin qui mène vers la sortie de crise. En effet, l’euro a recommencé à s’apprécier face au dollar, traduisant ainsi un regain de confiance des marchés financiers vis-à-vis de la zone euro, la demande intérieure (notamment en Allemagne) recommence à tirer l’économie, en France le moral des chefs d’entreprise poursuit sa remontée… Cependant, le fait que le chômage continue sa marche en avant (il représentait 10,1% de la population active de la zone euro en décembre 2010) mais aussi que certaines pratiques financières opaques et potentiellement risquées (comme l’algotrading, pratique permettant d’accroître considérablement la fréquence des ordres sur les marchés financiers afin de profiter des écarts infinitésimaux de prix) aient le vent en poupe, amène à relativiser l’idée selon laquelle les acteurs de la finance ont appris des erreurs passées mais aussi que la fin de la crise économique initiée en 2007 est proche.
Une crise économique est une situation caractérisée par un ralentissement de la croissance économique pendant au moins deux trimestres consécutifs (récession) ou par une réduction forte et durable de la production mais aussi de la consommation et de l’investissement (dépression). Elle correspond, pour certains, à la phase de retournement du cycle économique. Une crise économique peut trouver son origine dans des crises financières qui peuvent prendre principalement la forme de crises de change (lorsque la monnaie se déprécie de plus de 25% au cours d’une année donnée), de crises bancaires (qui se caractérisent par des phénomènes allant du gel des dépôts à des plans de sauvetage de grande envergure en passant par des fermetures de banques) ou encore de crises boursières (une forte chute des cours, le plus souvent supérieure à 20% en référence aux deux krachs ayant initié la crise de 1929 puis celle des Savings and Loans en 1987, sur un intervalle assez court : par exemple le jeudi noir du krach de 1929). Ces crises financières transmettent leurs effets à la sphère réelle principalement à travers trois canaux. Tout d’abord, elles affectent la confiance en l’avenir des ménages et des entreprises et orientent leurs anticipations en matière de consommation et investissement à la baisse. Ensuite, elles contribuent à assécher la distribution de crédit dans l’économie (le fameux credit crunch). Enfin, elles se traduisent par un effet richesse négatif dont l’ampleur varie en fonction de la part du patrimoine des agents économiques détenue sous forme d’actifs financiers.
Pour contrecarrer les effets de la crise et remettre les économies sur les rails d’une croissance économique durable, les gouvernements disposent d’un grand nombre d’instruments regroupés sous le vocable de politiques économiques. On distingue traditionnellement les politiques conjoncturelles, qui ont pour ambition de réguler l’activité économique à court et moyen terme en poursuivant les quatre objectifs principaux mis en évidence dans le « carré magique » de N. Kaldor (croissance économique, plein-emploi, stabilité des prix et équilibre du commerce extérieur), et les politiques structurelles qui visent à agir sur les caractéristiques fondamentales de l’économie (garantir la concurrence et la liberté des prix, améliorer la compétitivité des industries…).
Or l’arsenal des instruments est tellement large que les gouvernements se doivent de choisir ceux qui, parmi eux, sont les plus appropriés pour faire face à une crise économique, cela d’autant plus qu’à l’image des market failures (externalités, biens collectifs, monopole naturel…) l’intervention publique n’est pas exempte d’effets contreproductifs sur le fonctionnement de l’économie. Or, si des critères d’efficacité et d’efficience gouvernent ce choix, il semble évident qu’en amont l’interprétation que les pouvoirs publics font de la crise joue un rôle majeur dans la détermination du contenu des politiques économiques et notamment du poids relatif des politiques conjoncturelles et structurelles (dont la complémentarité indiscutable n’élude pas la question de la place à accorder à chacune d’elles). Pour sortir d’une crise économique, la question centrale devient selon nous la suivante : quelles politiques économiques pour quel type de crise ?
En s’appuyant sur les travaux de l’école de la Régulation (dont les deux principaux représentants sont R. Boyer et M. Aglietta), qui base son analyse sur trois concepts clés - celui de formes institutionnelles qui regroupent l’ensemble des règles formelles et informelles qui concourent au fonctionnement d’un type particulier de capitalisme (ils en distinguent cinq : la forme de la contrainte monétaire, la configuration du rapport salarial, les formes de la concurrence, les formes d’intervention de l’État et les formes d’organisation de l’économie mondiale), de régime d’accumulation que l’on peut définir comme « l’ensemble des régularités économiques et sociales qui permettent à l’accumulation (à l’investissement) de se poursuivre et qui rendent compatibles entre elles l’évolution des capacités de production et de la demande sociale » (Marcel et Taïeb, 1996) et de mode de régulation que l’on peut définir comme l’ensemble des formes institutionnelles permettant de rendre compatible les comportements des agents économiques, et donc d’assurer la stabilité du régime d’accumulation, en limitant les conflits issus des rapports sociaux -, il est possible de distinguer trois grands types de crises (la première étant de nature conjoncturelle et les deux autres de nature structurelle) : des crises de régulation, des crises du mode de régulation et des crises du régime d’accumulation.
Nous verrons donc successivement quelles politiques économiques peuvent être envisagées selon les trois types de crise que nous venons de distinguer. Pour illustrer nos propos, nous nous appuierons principalement sur l’exemple récent de la crise dite des subprimes.
I- Politiques économiques et crise de régulation
A) La nature d’une crise de régulation et les politiques économiques à mettre en oeuvre
a. Une crise de régulation : différentes approches
Une crise économique peut être perçue comme un moment par lequel tout cycle économique doit passer afin de « purger » l’économie des surcapacités de production générées pendant la phase haute du cycle. L’insuffisance de la demande ou la chute des perspectives de profit implique qu’un trop grand nombre d’acteurs sont présents sur le marché. La crise est alors une phase d’ajustement incontournable permettant de retourner sur le sentier de croissance de long terme d’une économie en éliminant les déséquilibres accumulés lors de l’expansion.
Une crise économique peut aussi être le résultat d’un processus régulièrement répété de bulle immobilière et/ou financière, phénomène mis en évidence par C. Kindleberger (1978). L’impulsion initiale est donnée par une innovation ouvrant des perspectives de gains futurs, qui s’accompagne le plus souvent d’une politique monétaire accommodante apportant les liquidités permettant d’alimenter la demande sur les différents marchés (biens et services, immobiliers, financiers), cette dernière augmentant dans un premier temps grâce aux achats effectués par les agents bien informés concernant les promesses de gains. Les prix commencent alors à augmenter, cette hausse s’accentuant à la suite de l’entrée sur le marché d’agents moins informés qui, par rationalité mimétique, contribuent à enclencher un phénomène spéculatif dégénérant en bulle (la valorisation de l’innovation par le marché est alors totalement déconnectée de sa valeur fondamentale). Ce processus cumulatif de hausse des prix se poursuit jusqu’à ce qu’un élément déclencheur (soit une baisse endogène des rendements en raison de la suraccumulation de capitaux, soit une hausse des taux d’intérêts directeurs de la banque centrale censée enrayer l’emballement de l’inflation, soit la revente des biens et produits financiers en question par les agents les mieux informés) vienne faire prendre conscience aux agents économiques de la déconnexion entre les prix et la valeur réelle des biens en question, ce qui entraîne un retournement des anticipations et un éclatement de la bulle. La crise des « dot com » en 2001 serait un bon exemple de ce type de crise.
b. Les politiques économiques à mettre en oeuvre
Dans le cas d’une crise de régulation, l’autorégulation du système par les mécanismes de marché est une option envisageable, le rôle de l’État se cantonnant à la protection des institutions permettant aux marchés de bien fonctionner librement et à l’allégement temporaire des effets négatifs de la crise sur les agents économiques (aides aux banques et aux secteurs sinistrés, mesures temporaires de protection sociale comme la hausse de l’indemnisation chômage, lutte contre les poches de pauvreté…).
Ainsi, les recommandations de politiques économiques vont du libre jeu des stabilisateurs économiques (c’est-à-dire laisser se dégrader les comptes publics sous l’effet de la crise afin de générer automatiquement une relance de l’économie via l’effet multiplicateur keynésien) à la mise en place de politiques conjoncturelles contracycliques, traditionnellement les politiques monétaire et budgétaire, d’ampleur assez limitée toutefois : par exemple, soutien léger à la consommation mais surtout soutien à l’investissement, baisse des taux d’intérêt et injection temporaire de liquidités.
L’efficacité de la relance budgétaire est conditionnée par la règle des « 3T » (en anglais, timely, temporary, targeted) : la politique budgétaire doit être mise en œuvre dans le bon timing, c’est-à-dire dans les plus brefs délais (à ce titre, la question relative à la plus ou moins grande réactivité des plans de relance budgétaire exceptionnels comparativement à la politique monétaire n’est pas véritablement tranchée), être basée sur des mesures temporaires et réversibles pour être arrêtée une fois que l’économie a retrouvé son sentier de croissance (l’objectif étant de ne pas menacer la soutenabilité des finances publiques) et être ciblée en termes de destinataire, principalement les populations souffrant de contraintes de liquidité car l’effet multiplicateur est alors plus élevé (ex : augmenter l’indemnisation du chômage, accroître le RSA pour les travailleurs pauvres…), et en termes de mesures (le recours aux dépenses publiques semblent plus efficaces que les baisses d’impôts pour relancer la consommation et les dépenses d’investissement doivent être privilégiées car elles génèrent souvent un niveau de croissance suffisant pour compenser leur coût initial).
Pour avoir un effet très rapide sur la conjoncture économique, la politique monétaire, quant à elle, doit suivre la fameuse règle de Taylor qui fait dépendre le choix du niveau des taux d’intérêts directeurs de la banque centrale du niveau naturel de ces taux (celui qui assure l’égalité entre épargne et investissement en situation de plein-emploi), et des écarts par rapport à l’objectif d’inflation et par rapport au PIB potentiel (celui obtenu lorsque les capacités de production sont pleinement utilisées).
Enfin, pour être vraiment efficace, les politiques économiques visant le retour à la croissance devraient être prises de manière concertée entre les différents pays. Or généralement, face à ce type de crise, il n’y a pas vraiment de coordination, le danger sous jacent étant que les plans de relance bénéficient plus aux partenaires commerciaux du pays en question et que les comptes extérieurs se dégradent (la pertinence de cet effet pervers s’estompe lorsque les dépenses publiques se focalisent principalement sur le soutien à l’offre et non à la demande).
B) L’application au cas de la crise des subprimes
La crise des subprimes peut-être interprétée comme une simple crise de régulation, mais de forte ampleur. En effet, pour certains, les raisons de la crise seraient à chercher dans la politique monétaire trop accommodante de la FED, suite à la crise financière des « dotcoms » de 2001, qui aurait entraîné une surabondance de liquidités au niveau mondial et des déséquilibres macroéconomiques importants (déficit commercial important des Etats-Unis et excédents colossaux de la Chine, du Japon et des pays exportateurs de pétrole). La politique monétaire menée par A. Greenspan aurait contribué à la formation d’une bulle immobilière et financière puis ensuite à son éclatement lors du resserrement des conditions de crédit en 2006, à travers le relèvement des taux d’intérêts directeurs, en réponse au retour de tensions inflationnistes. L’imbrication des économies liée à la globalisation financière (les places financières sont interconnectées) et à la mondialisation des échanges (la baisse des importations américaines pénalisent ses partenaires commerciaux) aurait ensuite propagé cette crise dans le monde entier.
Cette bulle ne serait donc qu’un dysfonctionnement passager, propre au cycle économique et la crise ne serait due qu’aux erreurs et dérives de la phase d’expansion. Enfin, les pratiques bancaires et les instruments financiers utilisés (recours à la titrisation, marché de gré à gré de produits dérivés…) auraient été porteurs d’une forte croissance et ne devraient pas être remis en cause mais simplement corrigés à la marge pour éviter les dysfonctionnements à l’origine de la crise.
Dans cette optique, les politiques économiques à mettre en œuvre consisteraient à baisser les taux d’intérêt directeurs afin d’activer les canaux traditionnels de la politique monétaire (canal des taux d’intérêts, canal du crédit et canal du taux de change) et à accroître le déficit public dans la limite du raisonnable compte tenu du poids déjà important des déficits et de la dette dans la plupart des pays : baisse des impôts (TVA, impôt sur le revenu…), soutien aux secteurs en difficultés générant beaucoup d’emplois (ex : soutien au secteur automobile avec la « prime à la casse »). C’est le comportement qu’ont adopté les banques centrales et la plupart des gouvernements nationaux.
Par ailleurs, les marchés financiers conserveraient un rôle central et l’autorégulation de la profession (contrôle interne au sein des établissements financiers, application des recommandations du Comité de Bâle en termes de fonds propres…) resterait la solution privilégiée pour limiter à l’avenir les prises de risque inconsidérées et le recours aux instruments financiers trop « exotiques ».
Cette vision de la crise pourrait être validée par le fait que dès 2010 une reprise progressive de l’économie mondiale a été observée (taux de croissance de 3,6%), avec des fortunes diverses pour les PED et les pays développés, ces derniers n’ayant toujours pas retrouvé leur niveau de production industrielle d’avant crise. Cependant, les niveaux élevés de chômage aux Etats-Unis et en Europe ainsi que les prévisions de croissance des différents organismes (FMI, OCDE, Banque mondiale) inférieures à la croissance observée en 2010 tendraient à montrer que cette interprétation n’est pas totalement satisfaisante. Cela laisserait la place à des interprétations de la crise où les problèmes du mode de régulation et du régime de croissance auraient une place importante.
II- Politiques économiques et crise de la régulation
A) La nature d’une crise de la régulation et les politiques économiques à mettre en oeuvre
a. La nature d’une crise de la régulation
Certains économistes considèrent qu’un certain nombre de dysfonctionnements mettant en cause les mécanismes de régulation sont à l’origine de la crise. En effet, les évolutions économiques et sociales peuvent avoir rendu inappropriées certaines formes de régulation qui ne sont alors plus en phase avec le régime d’accumulation. La régulation doit alors être repensée, les principaux enjeux étant le niveau et la forme que doit prendre l’intervention de l’État (se contenter de pallier les traditionnelles défaillances du marché ou opter pour un interventionnisme plus marqué, politique de règle ou politique discrétionnaire, choix entre réglementation et/ou incitations…) mais aussi l’organisation de l’économie au niveau international et le degré d’adhésion des pays à cette dernière (nature et équilibre des échanges, régime de change, division du travail, hiérarchie des pays et poids dans les instances internationales…). De plus, les politiques économiques conjoncturelles et structurelles visant à réguler le système économique et financier peuvent, elles aussi, fournir les conditions favorables à l’apparition d’une crise.
b. Les politiques économiques à mettre en œuvre
Face à une crise de ce type, les politiques de sortie de crise consisteraient donc à « innover » en matière de politiques conjoncturelles et à revoir la mise en œuvre des politiques structurelles, notamment en révisant les principes à la base de la régulation d’une économie de marché.
Tout d’abord, l’ampleur de la crise conjuguée à l’inadaptation des anciennes formes de régulation plaiderait pour la mise en œuvre de politiques conjoncturelles « atypiques ». Par exemple, la politique monétaire traditionnelle basée sur une baisse des taux suivant la règle de Taylor peut très bien échouer face à la crise, notamment si la politique de taux zéro est insuffisante pour relancer l’économie dans le cas où cette dernière connaîtrait une situation de trappe à liquidité. L’utilisation de mesures dites non conventionnelles paraîtrait alors appropriée. Dans le même ordre d’idée, mettre en œuvre un plan de relance massif (5 à 10 points de PIB) et durable, en faisant fi des contraintes de soutenabilité des finances publiques (« moratoire » sur le Pacte de stabilité et de croissance pour les pays de l’Union européenne), serait une option à privilégier.
Ensuite, les dysfonctionnements constatés dans la régulation du système économique impliqueraient de revoir de fond en comble cette dernière, qu’il s’agisse des mécanismes (régulation financière incitant les acteurs des marchés financiers à des prises de risque importantes et non maîtrisées, non prise en compte « officielle » par les banques centrales du prix des actifs financiers et immobiliers dans la cible d’inflation) ou des instances chargées de la mettre en œuvre (instance supranationale vs coordination intergouvernementale, instance unique vs pluralité d’instances spécialisées…).
B) L’application au cas de la crise des subprimes
La crise des subprimes est largement interprétée par les économistes comme une crise de la régulation. En effet, beaucoup mettent en avant l’idée d’une régulation insuffisante (voire parfois inexistante) et/ou inappropriée, notamment des marchés financiers mais pas seulement, comme cause principale de la récente crise. Les politiques de libéralisation des marchés basées sur la déréglementation censées garantir une allocation optimale des ressources par le marché, la politique monétaire exagérément expansionniste de la FED sous l’ère Greenspan, l’instauration de normes comptables au niveau international prônant la valorisation des actifs au prix de marché (marked to value) ou selon des modèles complexes aux hypothèses critiquables (marked to model), la défaillance des agences de notations dans leur évaluation du risque (sous-évaluation systématique du risque attaché aux produits dérivés « toxiques »), l’absence d’une politique de supervision macroprudentielle au niveau mondial, le contrôle bancaire reposant sur le dispositif Bâle II qui conseillait l’adoption d’un ratio Cooke (exigence minimale de fonds propres) amélioré par la prise en compte de nouveaux risques mais favorisant la procyclicité du comportement des banques, l’absence de régulation des déséquilibres des balances des transactions courantes (déficit colossal des États-Unis tranchant avec les excédents de la Chine, du Japon et des pays exportateurs de pétrole)… sont des exemples symptomatiques d’une régulation défaillante ayant favorisé la crise récente.
Concernant la mise en œuvre des politiques conjoncturelles en réaction à la crise des subprimes, on constate que certains gouvernements ont opté pour des plans de relance budgétaire considérable malgré une situation compliquée des finances publiques (5,6% du PIB pour le gouvernement américain en 2008, 3% du PIB en Allemagne...) et que les principales banques centrales n’ont pas hésité à réduire fortement et rapidement leurs taux d’intérêt directeurs (1% pour la BCE et 0-0,25% pour la FED) tout en recourant par la suite à des mesures dites « non conventionnelles » pour éviter le piège de la trappe à liquidité (mesures consistant à augmenter fortement la taille du bilan de la banque centrale pour injecter directement de la liquidité sur le marché monétaire ; par exemple, les deux plans d’assouplissement quantitatif ou quantitative easing de la FED américaine).
Ensuite, un certain nombre de réformes structurelles ont été entreprises pour « mettre à jour » la régulation, notamment dans le domaine financier. On peut citer notamment la création Conseil de stabilité financière (CSF) lors du G20 de Londres en 2009, qui remplace le Forum de stabilité financière, et innove en élargissant le nombre de pays membres à tous les pays du G20 et surtout en étendant la supervision à l’ensemble des produits et institutions financières (y compris les hedge funds) ; mais aussi la mise en place en septembre 2010 de nouveaux ratios de fonds propres pour les banques grâce au dispositif prudentiel Bâle III ou encore la création au niveau européen d’un Conseil européen du risque systémique (CERS) chargé de la supervision financière macroprudentielle.
Si ces politiques sont sur la bonne voie pour mieux réguler une économie de marché financier où le risque systémique était loin d’être sous contrôle en raison des larges marges de manœuvre laissées aux acteurs de la finance, en revanche elles n’ont pas vraiment pour but de remettre en cause le fonctionnement de ce capitalisme, que D. Plihon qualifie d’« actionnarial », qui est loin d’offrir toutes les garanties en termes de stabilité. Or c’est ce à quoi elle devrait s’atteler s’il est établi que c’est le régime de croissance même qui est en cause dans la crise des subprimes.
III- Politiques économiques et crise du régime d’accumulation
A) La nature d’une crise du régime d’accumulation et les politiques économiques à mettre en œuvre
a. La nature d’une crise du régime d’accumulation
Enfin, une crise économique peut être perçue comme une crise du régime d’accumulation qui rend en même temps caduque le mode de régulation existant. Ce type de crise, exclusivement structurelle, et dont les effets sont plus dévastateurs pour l’économie, nécessite de revoir complètement les bases sur lesquelles fonctionne l’économie. Il convient alors d’adapter les formes institutionnelles en place afin qu’elles permettent d’instaurer un régime de croissance stable (comme l’était le régime « fordiste » des années 1945-1970 qui permettait, via des mécanismes d’indexation des salaires, de répartir équitablement les gains de productivité afin d’assurer à la fois production et consommation de masse). Un « nouveau capitalisme » (selon les termes de D. Plihon) pourrait alors émerger sur la base d’un nouveau paradigme rompant avec l’ancien en instaurant un nouveau rapport salarial mais aussi un nouveau régime monétaire et financier ainsi qu’une nouvelle forme d’intervention de l’État.
On pourrait aussi rattacher à cette catégorie de crise, celles que l’on pourrait qualifier de “black swan” (en français, « cygne noir »), en référence à la parabole de K. Popper mettant en avant l’impossibilité de tirer des conclusions générales à partir d’observations particulières, et selon laquelle ce n’est pas parce que nous n’avons jamais vu de cygne noir qu’il n’en existe pas. Ce terme a été repris en 2007 par N.N. Taleb pour caractériser des phénomènes hautement improbables (faible probabilité d’occurrence), ayant un impact majeur sur le fonctionnement des sociétés humaines, et dont on essaye ex post de rationaliser l’existence (toutes les données du problème étaient présentes mais personne n’a su ou pu les décrypter pour anticiper l’apparition de l’évènement). Contrairement aux crises liées à des guerres ou des catastrophes naturelles (évènements exogènes), qui sont aussi assez rares, ces crises sont structurelles et endogènes. Dans tout système, la réponse à un choc est non linéaire : soit il y a résilience (l’hétérogénéité des éléments du système, les formes institutionnelles existantes par exemple, permet d’absorber le choc et de garantir la stabilité du système), soit le système explose (l’hétérogénéité des éléments du système n’est plus suffisante et leurs interactions contribuent non pas à amortir mais à amplifier le choc). Si pour certains, se protéger contre ce type de crise serait vain, principalement en raison de la rationalité limitée des régulateurs éventuels, mais surtout car cela engendrerait un coût disproportionné (les remèdes seraient alors proches de ceux mis en évidence pour une crise de régulation) ; pour d’autres il conviendrait de trouver la combinaison des caractéristiques du système économique (les formes institutionnelles selon la terminologie régulationniste) qui permettrait de garantir sa stabilité.
b. Les politiques économiques à mettre en œuvre
Les politiques économiques conjoncturelles sont insuffisantes pour sortir d’une telle crise : elles viennent juste en complément des politiques structurelles modifiant le régime d’accumulation. De plus, elles doivent être mises en œuvre de manière concertée entre les pays afin que l’effet multiplicateur joue à plein. Dans les économies ouvertes, l’effet multiplicateur est plus faible qu’en économie fermée et toute initiative nationale de politique de relance risquerait de se heurter à la contrainte extérieure (plus ou moins importante selon le degré d’ouverture de l’économie) en profitant directement aux partenaires commerciaux du pays en question. Sans concertation, un équilibre non coopératif où aucune nation ne prendrait l’initiative de relancer l’économie (voire opterait délibérément pour une politique de rigueur en espérant profiter des politiques de relance des autres pays) risquerait de se produire.
Ces politiques conjoncturelles se traduiraient principalement par un soutien durable aux banques en difficulté (conditionné à la mise en œuvre d’un certain nombre de changement concernant leur gouvernance) mais aussi par le maintien de politiques budgétaire et monétaire expansionnistes, passant par un soutien de la demande mais aussi de l’offre pour éviter d’orienter trop à la hausse les anticipations d’inflation à moyen terme, tant que la reprise n’est pas suffisamment amorcée. Enfin, les mesures non conventionnelles de politique monétaire seraient là encore les bienvenues pour éviter le piège de la trappe à liquidité et de la déflation.
Conjointement, des politiques structurelles visant à mettre l’économie sur les rails d’une croissance stable et durable comme les politiques de l’emploi (instauration d’un système de « flexisécurité » combinant un certain degré de flexibilité sur le marché du travail et un niveau de protection conséquent pour sécuriser le parcours professionnel des individus), les politiques environnementales promouvant un mode de croissance plus économe en ressources (construction d’infrastructures HQE par exemple) ou encore les politiques industrielles encourageant la R&D dans le secteur innovant comme celui des Greentech (biocarburants, énergies renouvelables…) devraient aussi être mobilisées. Enfin, ces politiques structurelles devraient aussi être coordonnées au niveau mondial pour accroître leur efficacité, notamment sur les questions de réchauffement climatique mais aussi de normes sociales internationales contraignantes (en termes de limitation du dumping social par exemple).
B) L’application au cas de la crise des subprimes
La récente crise des subprimes pourrait être interprétée en partie comme un phénomène de type “black swan”. En effet, un choc de relativement faible ampleur comparativement aux dernières crises financières (notamment celles des caisses d’épargne de 1987 et celles des « dotcoms » de 2001) sur le segment du marché américain des subprimes (« seulement » 0,2% du PIB mondial) s’est transformé en une crise économique mondiale de grande envergure (une baisse du PIB mondial de 2,2% en 2009 selon la Banque Mondiale), en raison de la complexité du système financier et de la relative homogénéité des comportements sur les marchés financiers liée à la titrisation, mais aussi de la globalisation financière qui a facilité l’apparition d’un « effet domino ».
Cette interprétation de la crise récente rejoindrait l’approche plus générale en termes de crise du régime d’accumulation tiré par la finance (approche défendue par R. Boyer) ou encore de crise du capitalisme financier globalisé, que certains comme B. Amable qualifient de « néolibéral », qui mettrait en lumière l’instabilité inhérente au fonctionnement du système économique et financier.
Le régime de croissance d’avant crise se caractérisait par la place importante prise par les marchés financiers (et l’innovation en termes d’instruments et de procédure qui l’a accompagnée, cf. développement des marchés de gré à gré, des produits dérivés « exotiques », généralisation de la titrisation…), par l’endettement à la fois des ménages notamment américains (rôle du marché des crédits immobiliers hypothécaires), des États et des institutions financières, par la surabondance de liquidités au niveau mondial qui ont alimenté la spéculation (principalement du dollar en raison des déséquilibres très importants des balances des transactions courantes), par la confiance excessive dans la capacité des marchés à s’autoréguler et la vision court termiste qu’ils imposent (norme de rentabilité des capitaux investis élevée) et qui perturbe le rapport salarial. Pour R. Boyer, l’instabilité du régime de croissance proviendrait de la place centrale prise par l’institution qu’il nomme « régime monétaire et financier », qui d’une part aurait relégué au second plan les autres formes institutionnelles, notamment le rapport salarial qui était la variable clé dans le régime « fordiste » d’après guerre, et d’autre part aurait instauré des institutions intrinsèquement instables. B. Amable le rejoint en ce qu’il considère que le modèle « néolibéral » qui s’est imposé n’est pas capable d’assurer une « distribution des revenus compatibles avec la croissance régulière de la demande et des capacités productives » en raison notamment de l’individualisation des relations de travail et du moindre rôle joué par les négociations collectives. De plus, le rapport salarial en vigueur qui lie de plus en plus le salaire des individus à la performance boursière des entreprises (rémunération des dirigeants en fonction de la performance de l’entreprise évaluée par les marchés financiers, diffusion de la distribution de stock-options et mécanisme d’intéressement et de participation à destination des salariés, bonus des traders liés à la spéculation…), notamment dans les pays anglo-saxons, contribue à l’instabilité du système à travers la généralisation d’un effet richesse procyclique. Enfin, les inégalités croissantes de rémunération et de patrimoine peuvent aussi être considérées comme un facteur déstabilisant le régime d’accumulation.
Si cette interprétation est jugée pertinente, comme nous l’avons vu précédemment, la mise en œuvre de politiques conjoncturelles de grande ampleur pour alléger à court terme les effets de la crise est nécessaire. Mais elles doivent s’accompagner de politiques structurelles visant soit à remettre en cause la confiance accordée à l’autorégulation du marché (et des marchés financiers notamment), soit dans une moindre mesure, à améliorer la régulation microprudentielle et macroprudentielle de la finance internationale pour éviter l’apparition de telles crises systémiques et/ou à revoir l’organisation et le fonctionnement des marchés financiers.
Certaines mesures prises à la suite de la crise des subprimes peuvent traduire une interprétation de la crise comme étant une crise du régime d’accumulation nécessitant de revoir le fonctionnement et la régulation du système économique et financier. La mise en place de stress test visant à contrôler la réaction des différentes banques face à un choc potentiellement générateur d’une crise systémique en serait un bon exemple. Dans le même ordre d’idée, la loi Dodd-Franck (Dodd-Franck act) votée par le Congrès américain en juillet 2010, qui remet au goût du jour une version allégée du Glass Steagall act de 1932 interdisant aux banques de dépôt de développer des activités de trading pour leur compte propre et qui limite la taille excessive de certains acteurs de la finance pour éviter la problématique du « too big to fail », obéit aussi à cette logique. Enfin, l’instauration du Conseil de stabilité financière, qui s’est donné pour objectif de veiller au respect des recommandations en termes de rémunérations (mécanismes de rémunération moins favorables à une vision de très court terme et moins incitatifs à la prise de risque) constitue une avancée qui laisse cependant un goût amer en raison de l’absence d’une véritable instance supranationale de supervision dotée d’un réel pouvoir d’action.
Au final, l’interprétation que les pouvoirs publics font de la crise détermine grandement l’ampleur et la nature de leur intervention (arbitrage entre l’autorégulation par le marché et la régulation par les États ; poids relatif des politiques conjoncturelles et structurelles). Si la crise est perçue comme une phase incontournable du cycle économique, l’autorégulation du système par les mécanismes de marché est une option envisageable, le rôle de l’État se cantonnant à la protection des institutions permettant aux marchés de bien fonctionner librement. Eventuellement, afin de limiter les effets négatifs de la « purge » sur l’économie, l’État peut intervenir via la mise en œuvre des politiques conjoncturelles traditionnelles : les politiques monétaire et budgétaire. Si la crise est perçue comme une crise de la régulation, la mise en œuvre de politiques conjoncturelles conséquentes et innovantes est incontournable pour relancer l’économie et doit s’accompagner de politiques structurelles dont l’objectif est d’adapter la régulation du système économique. Enfin, si la crise est perçue comme une crise du régime d’accumulation, là encore des politiques conjoncturelles de grand envergure pour soutenir l’économie seraient souhaitables, doublées de politiques structurelles visant à modifier à la fois les mécanismes de régulation du système économique et le fonctionnement de ce dernier.
En observant les politiques économiques menées depuis trois ans, on peut se rendre compte que malgré des interventions de nature différente (les Allemands ont opté pour des investissements publics et une baisse de l’impôt sur le revenu alors que le Royaume-Uni a mis en œuvre une baisse de la TVA, la France a choisi de miser sur une politique de l’offre alors que le Royaume-Uni a choisi de relancer la demande, le Royaume-Uni a été jusqu’à nationaliser temporairement la Northern Rock là ou d’autres comme la France ont prêté des fonds aux banques en contrepartie de certains engagements comme le non versement de bonus et dividendes aux dirigeants et actionnaires des banques, l’augmentation de l’octroi de crédit à l’économie…), la plupart des pays ont oscillé entre une interprétation en termes de crise de la régulation et de crise du régime d’accumulation.
Cependant, si les sommets du G20 de Londres et Pittsburgh en avril et septembre 2009 sont un bon exemple d’une réponse collective à la crise centrée sur les problèmes de régulation financière (création du Conseil de Stabilité financière, renforcement des règles prudentielles, augmentation des moyens du FMI…) et si la loi Dodd-Franck est significative de la volonté de réformer le système financier, il n’en reste pas moins que la plupart des annonces visant à sortir d’un système capitaliste centré sur la finance de marché, qui proposaient entre autres de limiter le développement des inégalités sociales et de sortir de la logique court termiste impulsée par les marchés financiers (en plafonnant et/ou modifiant le calcul des rémunérations des acteurs de la finance et des dirigeants), mais aussi de mettre fin au fonctionnement instable et opaque des marchés financiers (notamment en revoyant les normes comptables internationales et en supprimant le secret bancaire dans les paradis fiscaux) ainsi qu’à la « mauvaise » spéculation (taxation des activités bancaires et/ou des transactions financières suivant la proposition faite par J. Tobin il y a presque quarante ans déjà), sont pour l’instant restée lettre morte. Le rapport de force entre ceux qui profitent du système tel qu’il existe et ceux qui en subissent les conséquences ne semble pas (pour l’instant ?) favorable à la mise en place d’un régime de croissance plus stable.
Bibliographie :
- A. BÉNASSY-QUÉRÉ, B. COEURÉ, P. JACQUET, J. PISANI-FERRY (2009). The Crisis : Policy Lessons and Policy Challenges. CEPII, WP No 2009-28.
- B. MARCEL et J. TAЇEB. « Crises d’hier, crise d’aujourd’hui ». Éditions Nathan, Paris, 1996 : 255 pages.
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