La gestion des compétences s’est progressivement diffusée dans les grandes entreprises, s’accompagnant d’un outillage sophistiquée, laissant supposer que la démarche et les outils de gestion des compétences sont aujourd’hui matures et maîtrisées par les professionnels de la gestion des ressources humaines.
Pourtant, au-delà de l’apparent consensus autour de l’intérêt et de la maturité des démarches de gestion des compétences dans les entreprises, de nombreuses interrogations et critiques ont émergées, qui peuvent limiter singulièrement la portée et l’intérêt de ce concept et des outils de gestion associés mis en œuvre dans les entreprises.
Pour comprendre la nature et la portée de ces critiques, il convient d’identifier les différentes filiations théoriques ou académiques du concept de compétence afin de mettre en évidence les différents angles d’analyses possibles et les enjeux qui leur sont associés.
Ainsi, une fois identifié le paradigme dont relève la gestion des compétences dans les entreprises, nous pourrons caractériser et apprécier la pertinence et les difficultés de mise en œuvre opérationnelle des démarches de gestion des compétences.
1 La compétence dans la littérature académique : des origines variées, un concept polysémique
Le concept de compétence, s’il est largement répandu, est loin de faire l’objet d’une définition consensuelle et partagée de la part des différents auteurs qui travaillent sur ce sujet, que ce soit les sociologues comme les chercheurs en sciences gestion. En effet, « la question de la compétence fait enjeu(x). Ce n’est pas une question réglée, ni pratiquement, ni socialement, et c’est parce que la question de la compétence est encore à peine émergente, parce qu’elle est en débat, parce que les partenaires sont en discussion et, parfois, en négociation sur ce sujet qu’il est possible de prendre parti, en en proposant une interprétation » (Zarifian, 2000). La polysémie de ce terme s’explique en partie par sa généalogie, puisqu’il trouve son origine en sociologie, avant d’être repris et enrichi par des gestionnaires, cogniticiens, etc. (tout en étant abondamment mobilisé par les sociologues jusqu’à aujourd’hui) participant à sa large diffusion, et à la multiplication et la divergence des analyses sur le sujet.
1.1 La perspective sociologique de la compétence
Les sociologues ont longtemps débattu (et débattent encore pour nombre d’entre eux) sur le possible avènement d’un nouveau modèle productif qu’exprimerait le recours à la terminologie de « compétences » en lieu et place de « qualifications ». Pour certains, l’émergence de la notion de compétence se justifie par la complexification de l’environnement et des situations de travail, qui empêchent désormais de définir à priori les qualifications attendues pour qu’un individu soit en mesure d’occuper un poste de travail efficacement. Dans ce contexte de travail, les individus devraient jouir d’une nécessaire autonomie (De Terssac, 1992) afin de mettre en œuvre le comportement adaptée à la singularité des situations auxquelles ils se verraient confrontés, par opposition aux activités supposées routinières et répétitives de l’ancien modèle productif (Zarifian, 2000).
Une telle évolution sur le plan macro-économique se traduirait par une modification profonde de l’échange salarial (Reynaud, 2001), tel que l’illustre l’emblématique accord ACAP 2000 signé en 1990 dans l’industrie sidérurgique. Celui-ci a symbolisé l’avènement de la « logique » compétence sur celle de la qualification, en jetant les bases d’une gestion des carrières basées sur les compétences à travers l’établissement de nouveaux référentiels métiers. Dans ce nouveau « modèle », « il ne s’agit plus d’offrir un salaire pour un travail, mais de donner au travailleur, en échange de sa contribution à la performance organisationnelle, la possibilité de développer son employabilité » (Antoine et al., 2006). Dans cette perspective, l’entreprise est désormais considérée comme étant qualifiante, en donnant à l’individu les moyens de développer ses propres compétences en actionnant les leviers de l’autonomie, de la polyvalence, ou encore de la diminution du nombre de strates hiérarchiques dans les organisations. Pour d’autres au contraire, le modèle de la compétence ne serait qu’un prétexte pour des entreprises soucieuses de remettre en cause les fondements même de la négociation collective et imposer un rapport salarial plus individualisé, et instaurer de ce fait un rapport de force plus défavorable aux salariés (Dugué, 1994).
1.2 La perspective cognitiviste de la compétence
En parallèle à la perspective sociologique s’est développée une autre perspective, que nous qualifierons de cognitiviste, de la compétence.
La compétence, d’un point de vue cognitif, relève d’une approche analytique qui vise à décomposer le concept en un certain nombre de capacités. Ces capacités se résument généralement à travers le tryptique du savoir (connaissances explicitement transmissibles ou tacites), du savoir-faire (capacité de mise en œuvre de leurs savoirs par les individus) et du savoir-être (qualités personnelles et relationnelles de chaque individu), chacune de ces « compétences » pouvant être observées indépendamment les unes des autres. Dans cette perspective, un lien de causalité est supposé entre les capacités cognitives des individus et leur capacité d’actions. Ainsi (Argyris et Schön, 1978) n’expriment pas autre chose à travers le processus d’apprentissage en simple et double boucle qu’ils ont conceptualisé : la compétence dépend de la capacité à voir la réalité et à traiter l’information disponible, dans la lignée des travaux de l’école de Palo Alto. Pour améliorer les compétences de l’individu, il s’agit dés lors de l’aider à mieux voir la réalité telle qu’elle est, et ainsi procéder à un traitement opportun de cette information. Cette approche de la compétence est relativement décontextualisée puisqu’elle est centrée sur l’individu et le comportement que celui-ci met en œuvre face à un stimulus extérieur. On peut considérer que la notion de compétences dans le domaine de l’éducation relève du même paradigme. Les référentiels de formation en Economie Gestion, que ce soit dans la filière professionnelle comme dans la filière technique, en sont une bonne illustration. Structurés en compétences et connaissances que l’élève devra maîtriser à l’issue de sa scolarité, ces référentiels invitent à une approche analytique de la compétence. Chacune des dimensions de cette compétence, ainsi décomposée, pourra ainsi être associée à des objectifs et faire l’objet d’une démarche pédagogique spécifique.
1.3 La perspective organisationnelle de la compétence
Les chercheurs en sciences de gestion se sont également emparés du concept de compétence, mais en se focalisant dans un premier temps sur la dimension collective de cette compétence, négligeant la perspective individuelle et sans affirmer la capacité de l’entreprise à structurer et orienter cette compétence.
Parmi les travaux précurseurs, les théories évolutionnistes de la firme (Dosi, Teece et Winter) considèrent les compétences comme des routines structurant l’action collective et permettant à l’organisation de s’adapter à son environnement. L’adaptation des compétences, autrement dit l’évolution des routines de la firme est vue comme un phénomène passif, en réponse à des chocs exogènes.
Par la suite, au début des années 1990, Hamel et Prahalad ont réaffirmé le caractère stratégique pour l’entreprise de ses “core competencies” ou compétences clés. Définies comme des apprentissages collectifs permettant à l’entreprise de coordonner ses différents savoir-faire internes à l’organisation, ces compétences sont vues comme le moyen de combiner les technologies mises à sa disposition de façon unique et difficilement reproductibles par les concurrents. “A rival might acquire some of the technologies that comprise the core competence, but it will find it more difficult to duplicate the more or less comprehensive pattern of internal coordination and learning” [1]. La compétence de l’entreprise, envisagée essentiellement dans sa dimension collective, est donc considérée comme une source d’avantage concurrentiel majeure pour les entreprises. Cette compétence est assimilée à un savoir faire peu formalisable et donc peu reproductible, savoir faire dont la capacité de la hiérarchie à gérer ou à orienter demeure encore peu affirmée.
Ces travaux ont néanmoins largement contribué à vulgariser la notion et la terminologie de compétence dans les entreprises et dans la sphère productive. A partir du milieu des années 1990 en France, les professionnels de la gestion des ressources humaines en entreprise et dans les cabinets de conseils vont s’emparer de ce concept et s’efforcer de lui donner un contenu opératoire en se dotant d’un outillage et de méthodologies permettant de mettre en œuvre des démarches de gestion de compétences.
1.4 Synthèse des différentes perspectives de la compétence
La caractérisation des différentes perspectives et approches disciplinaires de la compétence laisse clairement apparaître le caractère polysémique et la transversalité de ce concept : la sociologie s’est intéressée à l’évolution du modèle salarial induit par le recours à la logique compétence, avec en arrière plan l’évolution des modalités de confrontation entre salariés et hiérarchie en entreprise ; les sciences cognitives ont adopté une position centrée sur les aptitudes de l’individu à traiter une information, privilégiant une approche analytique du concept ; enfin, les théoriciens des organisations ont affirmé le caractère stratégique de la compétence collective considérée comme source d’avantage concurrentiel.
Les approches disciplinaires de la compétence
Sociologie | Sciences cognitives | Théorie des organisations | |
---|---|---|---|
Problématique associée | Mise à jour de l’évolution des rapports de force entre salariés et hiérarchie | Amélioration du traitement de l’information pour adapter le comportement individuel | Adaptation de l’entreprise à son environnement / création d’un avantage concurrentiel |
Perspective d’analyse privilégiée | Rapport salarial | Prise de décision | Stratégie d’entreprise |
Dimension d’analyse | Collective | Individuelle | Collective |
Parmi ces différentes approches, seule la perspective cognitiviste a proposé un contenu opératoire à la notion de compétence. C’est donc logiquement dans cette perspective que se sont inscrits les professionnels de la gestion des ressources humaines pour concevoir et mettre en œuvre des démarches de gestion des compétences.
2. Enjeux et limites des pratiques de gestion des compétences en entreprise
Les professionnels de la Gestion des Ressources Humaines, que ce soit les responsables des services RH en entreprise ou les consultants, ont développé un ensemble d’outils et de méthodologies de gestion des compétences, en s’appuyant sur la perspective cognitiviste décrite plus haut. Après avoir rappelé les formes les plus courantes de GAEC, nous verrons que ces pratiques se heurtent à de nombreux obstacles et limites tant conceptuelles qu’opérationnelles.
2.1 Les pratiques de Gestion Anticipée des Emplois et des Compétences ( G.A.E.C.)
L’objectif visé par les pratiques de gestion des compétences en entreprise sont de pouvoir disposer d’une main d’œuvre dont les aptitudes soient plus en adéquation avec les exigences de l’activité. La gestion des compétences a donc pour ambition d’orienter d’une part le processus d’acquisition de compétences externes à l’entreprise, à travers sa politique de recrutement. D’autre part, la gestion des compétences doit permettre de gérer l’évolution des savoir faire des salariés en orientant de façon plus efficace la politique de formation mise en œuvre, au service du développement des compétence des salariés, ainsi que la mobilité intra organisationnelle, à travers la politique de mobilité professionnelle.
Le périmètre d’intervention de la GAEC
Cette volonté d’adaptation des compétences aux besoins de l’activité des entreprises est d’autant plus forte en situation de renouvellement accélérée, et parfois radicale (technologies numériques, Internet,…), des technologies mobilisées sur de nombreux marchés. L’ensemble des démarches de Gestion Anticipée des Emplois et des Compétences s’est donc inscrite dans une volonté d’anticipation et dans une perspective de gestion dynamique et d’une meilleure valorisation des ressources humaines dans l’entreprise. Concrètement, ces démarches se sont développées sous la forme d’une instrumentation permettant de repérer et de recenser les différents attributs de la compétence, dans une approche individuelle essentiellement. Dans la plupart des entreprises ayant engagé des actions de gestion de leurs compétences, les trois composantes de la compétence identifiées (savoir, savoir faire et savoir être) sont appréciées régulièrement par la hiérarchie lors des entretiens annuels d’évaluation, s’intégrant de ce fait dans des outils et dispositifs de GRH existants.
La mise en œuvre de telles démarches par les entreprises révèle, de façon indéniable, une prise de conscience de la nécessité de développer de nouvelles formes de gestion de ressources humaines, afin de mieux valoriser leur capital humain.
Au sein des organisations, et en particulier dans les entreprises de taille intermédiaire (ETI) et de grande taille, la gestion des compétences s’est progressivement développée. Elle s’est traduite par la création de services dédiés, avec des personnels en charge des ressources humaines qui ont pour rôle de mettre à disposition les outils et méthodes, de normaliser les systèmes d’évaluation des compétences, d’animer des plans de développement des personnes et de tenir à jour les inventaires des compétences.
La gestion des compétences : un contenu idéalisé
Intégration | L’ensemble de la GRH est concernée |
---|---|
Logique « individu » | On part de l’individu et non du poste |
Formalisation | La démarche suppose le recours à des outils |
Compétences génériques dominantes | Les compétences sont transférables et indépendantes du contexte |
Antoine M. et al., 2006
Toutefois, l’ampleur des démarches de gestion des compétences doit être relativisée. En effet, (Colin et Grasser, 2003) concluent à l’issue d’une étude menée en France en 2002 auprès d’un large échantillon d’entreprises que seulement 7,7% d’entre elles pratiquent la gestion des compétences (attribution par les supérieurs hiérarchiques d’une appréciation reflétant les performances pour les cadres et les non-cadres ; existence d’entretiens réalisés par la hiérarchie pour l’ensemble des salariés ; niveau de dépenses de formation supérieur à 3% de la masse salariale ; existence d’un lien entre les résultats de l’évaluation périodique d’un salariée et sa formation et sa promotion).
Au-delà de l’effet de mode terminologique qui peut expliquer la diffusion massive du concept par le biais de la presse et de la littérature managériales, comment expliquer le relatif faible développement des pratiques concrètes de gestion des compétences dans les entreprises ?
2.2 Une description objective des compétences est-elle possible ?
L’empressement avec lequel les entreprises, mais également la communauté scientifique comme la presse de vulgarisation économique se sont emparées du concept a empêché le débat sur le bien-fondé et la pertinence du concept de compétences « hérité » de la perspective cognitiviste. Or gérer les compétences suppose au préalable d’en avoir décrit les principaux constituants. En pratique, les modalités de repérage et de description de la compétence se heurtent à de nombreux obstacles, présentés dans le tableau ci-dessous, qui rendent illusoire la description objective des compétences détenues par les salariés.
MODALITE DE REPERAGE DES COMPETENCES | BIAIS INDUITS |
---|---|
Verbalisation et autodescription des compétences par les titulaires | Risque de sous ou sur-évaluation, consciente ou non, de certaines compétences au détriment d’autres. Paradoxe de l’expert : les connaissances acquises étant essentiellement de nature tacite, liées à l’expérience, consubstantielles à la pratique, elles sont difficiles à verbaliser. |
Jugement hiérarchique : sollicitation de l’encadrement pour décrire les compétences de ses subordonnées | Tendance à se faire écho du travail prescrit plutôt que du travail réel. Il convient de s’assurer que l’encadrement témoigne d’une connaissance suffisamment aiguë du terrain. |
Méthode des incidents critiques : repérage des aléas et dysfonctionnements susceptibles de survenir dans le cadre de l’emploi, ceux-ci étant censés agir comme « révélateurs » des compétences | Méthode pouvant laisser supposer que la compétence ne s’exerce pas en situation routinière et qui aboutit à faire l’impasse des composantes de la compétence : résistance au stress, faculté d’anticipation,… |
Observation directe : un ou plusieurs titulaires de l’emploi sont observés in situ, dans le cours de l’action, démarche censée objectiver le processus de repérage des compétences | Le recours à l’observation directe suppose un degré de familiarisation minimal de l’observateur avec l’activité observée. Elle doit s’attacher à couvrir les périodes de fonctionnement normal comme perturbé. L’observation ne permet pas d’accéder aux activités mentales mobilisées par les salariés. En situation d’observation, les salariés sont enclins à modifier leur comportement de sorte que l’on n’est pas sûr d’observer le travail réel. |
Benchmarking : comparaison avec les référentiels de compétences issus d’entreprises concurrentes ou oeuvrant dans des contextes similaires | Les référentiels exploités risquent d’être en décalage avec la culture d’entreprise ou les cultures métiers existantes dans l’organisation. |
Jugement externe : regard de l’usager ou du client qu’il soit interne ou externe | Risque de tirer le référentiel de compétences vers un niveau d’exigences trop élevé. Davantage destiné à alimenter la réflexion sur les compétences futures. |
A. Grimand (2004)
De façon complémentaire, on peut se demander quelle doit être la bonne maille de description d’une compétence ? Le niveau de détail de la description d’une compétence sera évidemment très différent selon l’objectif poursuivi : développer la mobilité intra organisationnelle, la polyvalence, donner des appuis méthodologiques au processus de recrutement, gérer l’expertise dans un métier….Chacun de ces objectifs poursuivis rejaillit sur la définition même de la compétence puisque le substrat observé n’est pas identique (Eyherabide, 2004).
Ainsi, si la finalité poursuivie est la mobilité intra ou extra organisationnelle, on cherchera à décrire la compétence d’un point de vue macro pour mettre en évidence des caractéristiques susceptibles de se retrouver dans différents métiers. Au contraire, si l’objectif poursuivi est d’orienter la politique de formation, il sera alors nécessaire de procéder à une description plus fine des savoirs maîtrisés par les individus. Dans ce cas, il sera plus difficile d’établir des correspondances ou passerelles entre métiers, sous peine de définir les compétences à un niveau tellement générique que celles-ci risquent d’en perdre leur intérêt. La visée universaliste des dispositifs de gestion de la compétence est donc, de ce point de vue, peu réaliste (Defelix, 1999). Pour aller dans le même sens, « les compétences, propres à telle ou telle activité, ne se « découvrent pas », elles ne sont pas disponibles une fois pour toutes, elles se façonnent selon l’objectif poursuivi » (Parlier, 1994). Reprenant (Lemoigne, 1987) « la compétence est un concept abstrait nécessairement dénué de toute réalité tangible. La compétence n’existe que par les représentations que nous en construisons : la carte n’est sans doute pas le territoire, mais le territoire compétence n’a de réalité que par les cartes, ou les modèles, que nous en établissons ».
Une des critiques les plus profondes formulées à l’encontre de ce concept a été formulée par (Stroobants, 1993) : « Les compétences appréhendées dans la recherche ne représentent donc pas un objet propre d’investigation mais exercent une fonction instrumentale. « Mobilisées » au travail, produits, facteurs et acteurs de l’innovation, elles sont censées répondre à un besoin né comme par génération spontanée. Innovation terminologique d’abord, le triptyque des compétences ne se borne pas à moderniser une grille mais contribue à imposer le remède en même temps que la cause…Il manque toujours les moyens de comprendre comment se sont formées les qualités qui sont déjà mobilisées et se présentent comme trois registres distincts de la qualité. »
Pour (De Montmollin, 1994) : « le statut épistémologique inconfortable de la compétence doit être souligné, car la tentation ontologique est toujours présente. Le niveau d’abstraction dans la description des activités est plus bas que le niveau d’abstraction dans la description des « compétences pour » correspondantes ». Cela confirme le niveau trop macro de description de l’activité par l’approche des compétences, en regard du besoin de gestion des connaissances plus proches de l’activité. « Puisque les compétences sont modélisées pour expliquer les activités, la seule approche sûre est l’étude des champs d’activités ».
S’appuyant sur des critiques aussi profondes, on peut regretter une focalisation excessive sur l’instrumentation et la sous estimation de l’aspect gestionnaire du concept. En effet « le principe de quantification et de hiérarchisation des compétences pose problème car il revient à instaurer une continuité artificielle dans les phénomènes observés, parce que l’on ne sait pas ce qui guide et justifie le principe de gradation retenue. » (Grimand, 1996). Le débat sur les fondements de la gestion des compétences étant esquivé, on se focalise sur l’instrumentation et la logique instrumentale de la compétence. Il s’agit donc de préciser les conditions d’un usage gestionnaire de la compétence, et de « dénoncer les pratiques substantialistes de la compétence qui tendraient à en faire un objet pouvant être mesuré de manière objective hors du temps et de l’espace dans lequel il s’inscrit ».
Au contraire, un référentiel de compétences doit être considéré comme un outil de modélisation du travail et de sa réalisation. A ce titre, il ne peut en aucun cas prétendre à l’objectivité. Derrière chaque modèle, il y a des hypothèses plus ou moins implicites qui orientent la description à l’œuvre dans le modèle, et qui réduisent ce faisant le champ des utilisations possibles de l’outil dans la vie quotidienne de l’organisation.
Conclusion :
Finalement, il ne faut pas chercher à trouver une définition « universelle » de la compétence, mais plutôt la considérer comme une grille d’analyse permettant de questionner la performance d’un collectif de travail, en fonction des critères de performance que l’on se donne à priori. L’enjeu pour l’entreprise est donc plutôt de se construire une représentation et des modalités de description de la compétence qui soient cohérentes avec les enjeux spécifiques auxquels elle a l’ambition de répondre à travers la mise en place d’un dispositif de gestion des compétences.
Eluder la réflexion préalable sur le contenu même de la compétence que cela induit, c’est prendre le risque de mettre en place un système de gestion dont la conception donnerait trop de prééminence à l’outil au détriment de son utilité réelle pour l’organisation, ce qui peut expliquer l’inadaptation et le caractère souvent peu opératoire du recensement exhaustif des compétences vers lequel ont voulu tendre les entreprises.
Plus qu’un objet de gestion, la compétence semble donc devoir être considérée avant tout comme un objet d’analyse et de réflexion d’ordre stratégique sur l’activité et l’organisation du travail.
Bibliographie indicative :
- ALCOUFFE, A. et KAMMOUN S., « Une approche économique des compétences de la firme : vers une synthèse des théories néo-institutionnelles et évolutionnistes », Les notes du LIHRE, note n°37, février 2000.
- ALTER, N., Sociologie de l’entreprise et de l’innovation, PUF, 1996.
- ANACT, Apprentissages formels et informels dans les organisations, Collection Dossiers et Documentaires, octobre 1996.
- ANPE, Répertoire Opérationnel des métiers et des emplois (ROME) ; les aires de mobilité professionnelle, La Documentation Française, 1993.
- ANTOINE, M., DEFLANDRE, D., NAEDONOEN, F., RENIER, N., Faut-il brûler la gestion des compétences ? Une exploration des pratiques en entreprise », de Boeck Université, Bruxelles, 2006.
- ARGYRIS, C., SCHÖN, D., Organizational learning, Addison Wesley, Reading, Mass, 1978.
- ARTHUR, B., CLAMAN, H., DE FILLIPI R.J., “Intelligent enterprise, intelligent careers”, Academy of Management executive, vol. 9, n°4, 1995, pp. 7-14.
- BLACKLER, F., « Knowledge, knowledge work an organizations : an overview and interpretation », Organization studies, 16/6, 1995, pp. 1021-1041.
- BROWN, S. J., DUGUID, P., “Knowledge and Organization : a Social-Practice Perspective”, Organization Science, vol.12, n°2, March-April 2001, pp. 198-213.
- DEFELIX, C., « une classification pour gérer les compétences ? Le difficile mariage de l’individu et de l’organisation », Annales des Mines, Gérer et Comprendre, juin 1999.
- DIETRICH, A., « la compétence comme instrument de régulation de l’action organisée », Annales des Mines, Gérer et Comprendre, septembre 1997.
- DUGUE, E., « la gestion des compétences : les savoirs dévalués, le pouvoir occulté », Sociologie du travail, n°3, 1994.
- DURAND, J.-P., « Les enjeux de la logique compétence », Gérer et Comprendre, décembre 2000, n°62.
- ECRIN, Entreprises et compétences : le sens des évolutions, Association Ecrin, Paris, 1999.
- FRIEDMAN, J., et VICTOR, F., « The individual as agent of organizational learning », California Management Review, winter 2002, vol. 44, n°2, pp. 70-89.
- GRIMAND, A., “l’évaluation des compétences : paradoxes et faux-semblants d’une instrumentation », dans Simard, G. et Levesque, G. (éds), La GRH mesurée, Actes du XVè congrès de l’AGRH, Montréal, tome 3, 2004, pp. 1627-1649.
- HAMEL, G., et PRAHALAD, C.K., « Strategic Intent », Harvard Business Review, mai-juin 1989, pp. 68-76.
- HAMEL, G., et PRAHALAD, C.K., « the core competence of the corporation », Harvard Business Review, May-June 1990, pp. 79-91.
- HATCHUEL, A., « Production de connaissances et processus politiques dans la vie des entreprises », Colloque World Congress of Sociology, Madrid, 1990.
- D’IRIBARNE, A., et OIRY, E. , « La notion de compétences : continuités et changements par rapport à la qualification », Sociologie du Travail, vol. 43, 2001, pp. 33-46.
- LE BOTERF, G., « évaluer les compétences : quels jugements ? quels critères ? quelles instances ? », Education Permanente, n°135, 1998/2, pp. 143-151.
- LE BOTERF, G., De la Compétence, Les Editions d’Organisation, 1994.
- LEFEBVRE, P., ROOS, P., et SARDAS, J.-C., « Gestion des compétences, gestion des connaissances et enjeux identitaires en conception : pour une approche unifiée de la dynamique métier », in Compétences et connaissances dans les organisations, pp. 255-262, SEES, 2003.
- LICHTENBERGER, Y., et PARADEISE, C., « Compétence, Compétences », Sociologie du Travail, vol. 43, 2001, pp. 33-46.
- ROOS, P., Rationalisation de l’activité et recomposition des métiers de conception : Diagnostic, modélisation et structuration des dynamiques de métiers d’ingénierie , thèse de 3e cycle en Sciences de Gestion de l’Ecole des Mines de Paris, 2006.
- STANKIEWICZ, F., Travail, compétences et adaptabilité, L’Harmattan, Paris, 1998.
- STROOBANTS, M., Savoirs faire et compétences au travail, une sociologie de la fabrication des compétences, Editions de l’Université de Bruxelles, 1993.
- WITTORSKI, R., Analyse de travail et production de compétences collectives, L’Harmattan, 1999.
- VINCENTI, W. G., What engineers know and how they know it, analytical studies from aeronautical industry, The John Hopkins University Press, 1990.
- ZARIFIAN P., « sur la question de la compétence, réponse à J.-P. Durand », Annales des Mines, Gérer et comprendre, décembre 2000, n°62.
Pour télécharger cet article au format pdf, cliquer sur le lien ci-dessous :