Introduction :
Le rapport Canivet, remis Le 18 octobre 2004 à Nicolas Sarkozy, encore Ministre de l’Economie et des Finances, témoigne des tensions qui caractérisent les relations producteurs-distributeurs depuis ces dernières années.
Réalisant un audit de l’état de ces relations, ce rapport a clairement mis en évidence que "le consommateur a été le perdant d’un mécanisme dont l’un des facteurs déterminants a été le mode de fixation du seuil de revente à perte".
La loi Galland...
Depuis 1996, la loi Galland interdit en effet la revente d’un produit à un niveau inférieur à son prix d’achat facturé, majoré des frais de transport et des taxes. L’effet escompté d’une telle disposition réglementaire était d’éviter une pression trop forte exercée par les distributeurs sur leurs fournisseurs dans les négociations commerciales, en protégeant notamment les PME.
Outre la loi Galland, les négociations tarifaires entre fournisseurs et distributeurs sont également contraints par la réglementation interdisant toute pratique discriminatoire, définies dans le Code du Commerce (article L. 442-6 (I, 1°)) comme étant « le fait de pratiquer à l’égard d’un partenaire économique, ou d’obtenir de lui des prix, des délais de paiement, des conditions de vente ou des modalités de vente ou d’achat discriminatoires et non justifiées par des contreparties réelles en créant de ce fait pour ce partenaire un désavantage ou un avantage dans la concurrence ».
La loi Galland, conjuguée à l’interdiction des pratiques discriminatoires, a par conséquent donné aux industriels le pouvoir d’imposer aux distributeurs leur prix d’achat figurant sur la facture, celui la même qui détermine le prix de revente final au consommateur, et par là même de maîtriser leur politique tarifaire vers le consommateur final.
Ce faisant, les distributeurs n’ont pu mettre en pratique des politiques promotionnelles agressives sur les produits des industriels, permettant du même coup d’éviter une concurrence par les prix entre distributeurs et de provoquer une spirale déflationniste. En conséquence, les produits de grande marque sont aujourd’hui vendus quasiment au même prix dans toutes les grandes surfaces, c’est-à-dire au niveau du tarif officiel de l’industriel, et à un prix supérieur au reste de l’Europe (15% de plus qu’en Allemagne par exemple, selon une étude récente du cabinet Morgan Stanley).
...et ses effets pervers
Pour compenser la perte de marges de manœuvre sur la fixation du prix de vente découlant de l’application de la loi Galland, les distributeurs ont progressivement fait payer aux industriels des "marges arrières", qui sont des sommes versées par les fabricants de produits de grande marque à la distribution au titre de la coopération commerciale (présence en magasin, tête de gondole, catalogues...). Ces « services », dont la réalité est souvent contestée par les industriels et les autorités (la grande distribution étant fréquemment soupçonnée de financer son développement à l’international par le biais de ces pratiques), ne figurent pas de fait sur la facture commerciale, puisqu’elles sont négociées séparément des tarifs officiels des industriels, intouchables, qui s’imposent aux distributeurs. Ils peuvent représenter aujourd’hui de 10 % à 60 % du prix final payé par le consommateur, pour atteindre 35% en moyenne des tarifs des industriels.
Pour compenser le versement des « remises » ou « marges arrières » consenties aux distributeurs et conserver leurs marges, les industriels ont répercuté le coût supporté pour rémunérer ces « services » en augmentant leurs tarifs en conséquence (en profitant de l’opportunité du passage à l’Euro notamment), avec pour conséquence une augmentation significative du niveau des prix des produits de marque pour le consommateur final (estimé à 2,5% depuis 2004 par la FCD).
On se trouve donc en présence d’une situation sous-optimale, empêchant un report progressif des marges arrières vers l’avant, qui pourrait redonner plus de souplesse aux distributeurs pour négocier les conditions générales de vente des industriels, et permettant une baisse des prix de nombreux produits de marque de consommation courante.
Les raisons d’une refonte de la loi Galland
En réaction, les consommateurs français ont trouvé refuge chez les hard-discounters et la distribution spécialisée, qui connaissent un succès grandissant, en raison de la qualité en nette progression de leur produits et des prix compétitifs qu’ils pratiquent. En conséquence, les GMS (grandes et moyennes surfaces) à dominante alimentaire ont accusé une baisse des achats de -0,6% en valeur et -1,3% en volume en fin d’année. C’est pourquoi aujourd’hui les distributeurs demandent vigoureusement une évolution de la réglementation.
En parallèle, le souci du gouvernement de relancer l’activité économique par une revalorisation du pouvoir d’achat des consommateurs a relancé l’intérêt de modifier le cadre réglementaire afin de permettre aux distributeurs de baisser leurs prix de vente aux consommateurs.
Les intérêts des consommateurs, des distributeurs et du gouvernement semblent donc aujourd’hui converger pour impulser une évolution de la réglementation, même si leurs motivations demeurent sensiblement différentes : une baisse des prix pour les consommateurs et les Pouvoirs Publics, et la liberté de négocier librement les prix pratiqués par les industriels sans être accusés de pratiques discriminatoires pour les distributeurs.
Mais si la crise des relations fournisseurs-distributeurs semble atteindre aujourd’hui un point culminant, le rapport Canivet commandé par le ministère de l’Economie n’est qu’un des nombreux épisodes qui traduisent l’intensification progressive de cette crise.
Historique des crises successives
La circulaire Dutreil du 25 mai 2003 avait déjà pour ambition de faire évoluer ces relations en permettant un transfert des marges arrières vers l’avant, en autorisant la différenciation tarifaire sous la forme de remises « qualitatives » qui ne « sont pas détachables de l’opération d’achat-vente, comme par exemple les services logistiques fournis à l’occasion de la livraison des produits ». Mais en évitant soigneusement une remise en cause du calcul du coût de revient des marchandises vendus, et donc sans modification substantielle des règles du jeu encadrant les négociations commerciales entre distributeurs et industriels, son impact a été modeste et n’a pas permis une évolution significative des pratiques.
Face au statu quo sur lequel a débouché la mise en application de la circulaire, une campagne de lobbying agressive de la part de Leclerc a été engagée début 2004 accusant la loi Galland d’avoir fait baisser le pouvoir d’achat des français (« les français ont perdu 1% de pouvoir d’achat en 2003, pourtant la loi continue de nous interdire de vendre encore moins cher, jusqu’à quand ? » annonçait Leclerc dans sa campagne d’affichage de février), contestant au passage les chiffres de l’INSEE.
Suite au sentiment des ménages français de subir une envolée généralisé des prix sur les produits de consommation courante, Nicolas Sarkozy a arraché aux industriels et aux distributeurs un accord de baisse concertée des prix de 2% en septembre, qui semble avoir été effective en pratique. Malgré cette avancée significative, trois-quarts des consommateurs ne jugent soit "pas intéressante" (25,2%) soit "pas du tout intéressante" (47,9%) cette baisse, selon un sondage de l’institut Sim Track pour le magazine LSA.
Pour aller au-delà de cette avancée, l’accord du 17 juin 2004 sur la baisse durable des prix à la consommation prévoyait la nomination d’une commission d’experts chargée de faire un bilan de la législation existante dans le domaine des relations entre l’industrie et le commerce et de proposer les modifications éventuellement nécessaires.
Quelle réforme de la loi Galland ?
Le rapport Canivet a permis de dresser cet état des lieux et a suggéré, entre autres propositions, d’abaisser le seuil de revente à perte au niveau du "prix d’achat toutes remises, ristournes, rabais et coopération commerciale déduits" (prix net-net-net). Contrairement à la circulaire Dutreil, les fondements de la loi Galland semblent sur le point d’être profondément modifiés, entraînant des conséquences d’une portée considérable. Si Nicolas Sarkozy, réagissant aux conclusions du rapport, s’est prononcé favorablement à une telle évolution, sa mise en œuvre n’en demeure pas moins problématique.
Ainsi, L’Association nationale des industries alimentaires (ANIA) est "plutôt favorable à une réforme, mais progressive", si ce sont les distributeurs qui abaissent leur marge pour en faire bénéficier les consommateurs, a déclaré à l’AFP son président Jean-René Buisson ; "les distributeurs ne doivent pas demander aux industriels de participer à un nouveau partage. Une baisse des prix doit être prise uniquement sur leurs marges arrière", a-t-il plaidé.
De leur côté les distributeurs demandent des contreparties ; M. Bédier ‘président de la Fédération du Commerce et de la Distribution, a estimé qu’on "peut garder une certaine coopération commerciale". La FCD demande aussi que les conditions générales de ventes des industriels (le tarif officiel) ne soit "plus intouchables" et puissent être négociées.
A supposer qu’un modèle alternatif accepté par l’ensemble des acteurs concernés émerge, comment gérer la transition entre ancien et nouveau modèle ? faut-il privilégier une transition progressive, voulue par la FCD comme par les industriels, pour « éviter » une spirale déflationniste, ou au contraire imposer une transition brutale, comme le souhaite Leclerc. Les obstacles à surmonter sont donc nombreux avant qu’une réforme de la loi Galland ne puisse aboutir, même si la réflexion n’a jamais semblé aussi avancée sur ce thème. Par ailleurs, l’arrivée au Ministère de l’Economie et des Finances de Hervé Gaymard marquera t-il une inflexion dans le débat ou s’inscrira t-il au contraire dans la continuité des pistes de réflexion et d’actions déjà explorées par son prédécesseur ? Pour l’heure, Christian Jacob, Ministre délégué aux Petites et Moyennes Entreprises, au Commerce et à l’Artisanat, aux Professions libérales et à la Consommation, a mis en place fin novembre 2004 un groupe de travail chargé de présenter des propositions pour faire évoluer les rapports qui régissent aujourd’hui le commerce en France, et poursuivre notamment la réflexion sur les propositions du rapport Canivet.
De la réforme législative à l’avènement d’un nouveau modèle français de distribution à dominante alimentaire ?
Plus qu’une réforme législative, le débat en cours semble marquer un tournant dans l’évolution des rapports de force qu’entretiennent les industriels et les distributeurs. A ce titre, Renaud Dutreil a même évoqué l’essoufflement du modèle de distribution alimentaire en France, caractérisé jusqu’ici par des rapports à la fois très conflictuels et très coopératifs (« coopétitifs »), à travers les actions de trade-marketing et la démarche ECR (Efficient Consumer Response). L’évolution de la législation viserait dans ce cas à entériner l’émergence de nouveaux équilibres basés sur de nouveaux rapports de « coopétition » commerciale.
Pour aller plus loin :
- Circulaire Dutreil du 25 mai 2003 : http://www.legifrance.gouv.fr/WAspad/UnTexteDeJorf?numjo=ECOC0300050C
- Loi Galland (1er juillet 1996) : http://www.legifrance.gouv.fr/texteconsolide/ADEDG.htm
- Rapport canivet : http://www.minefi.gouv.fr/minefi/pratique/consommation/rap_canivet.pdf
- campagne de Leclerc, dossier de presse : http://www.e-leclerc.com/c2k/portail/decouvrir/dossier_presse/LEC04PDA.pdf
- FCD : www.fcd.asso.fr